Pour en finir avec la ville sexiste
«Montréal est une femme», chantait Jean-Pierre Ferland. Yves Raibaud, géographe et maître de conférences à l’Université Bordeaux Montaigne, croit plutôt que l’espace urbain est masculin. Très masculin. Il publie lundi La ville faite par et pour les hommes, un essai où explique comment la ville est inégalitaire entre les femmes et les hommes, et comment remédier à ce problème.
Qu’est-ce qu’une ville faite pour les femmes?
Ce n’est pas la question que je me pose, puisque mon travail consiste à montrer que la ville est faite par et pour les hommes et pour eux seuls, surtout s’ils sont Blancs, hétérosexuels, jeunes et en bonne santé. Une ville faite pour les femmes est par conséquent une ville faite pour tous: enfants, personnes âgées, handicapés, personnes sans ressources, etc. Une ville pour les femmes, c’est aussi une ville dans laquelle une femme peut être considérée (si elle le souhaite) comme un « homme ordinaire » et pas comme un objet sexuel qu’on dévisage, qu’on frôle ou qu’on suit dans la rue. La solution n’est donc pas d’aménager la ville pour les femmes, mais d’apprendre aux garçons et aux hommes à partager l’espace. Pour cela, il est indispensable que les femmes soient à égalité aux commandes, en politique, mais aussi dans les métiers qui construisent la ville: architecture, urbanisme, transports, voieries et infrastructures.
Vous affirmez que le sexisme envers les femmes dans l’espace urbain est systémique. Que voulez-vous dire?
Quand on analyse les empêchements des femmes – mais aussi des personnes LGBT ou de couleur –, on a l’impression que tout est fait pour qu’elles ne restent pas trop dans la rue. Ou qu’elles y soient pour l’agrément des hommes. Je l’ai vu dans une première étude que j’ai faite sur les équipements destinés aux loisirs des jeunes. Quand on met en place des skate parks, par exemple, ces espaces sont d’abord majoritairement occupés par les garçons, et on les pense pour eux. On trouve assez évident que la ville soit le lieu où vivent les garçons et les hommes et qu’il leur faille des occupations, de façon à ce qu’ils ne la perturbent pas. Par contre, cherchez dans la ville des équipements spécifiques pour les jeunes filles ou les femmes – il n’y en a pas. Ça n’existe pas.
Que la sphère publique, la ville, soit associée aux hommes, et la sphère privée, la maison, soit associée aux femmes, c’est quelque chose d’ancré depuis longtemps?
Tout à fait. Et donc, peut-être, les villes modernes sont celles où femmes et hommes sont libres d’aller et venir dans l’espace public sans être embêtés. Où on reconnaît aux femmes le droit d’être dans la ville sans être forcément être une mère de famille avec une poussette, ou sans être quelqu’un qui cherche une aventure. Pouvoir être égale, et même invisible dans la ville – c’est ce que disent les femmes que nous interrogeons.
Pouvoir être invisibles?
Oui, visibles ou invisibles, d’ailleurs. Mais comme elles le veulent. Par exemple, par rapport aux sorties des étudiantes sur lesquelles on a travaillé à Bordeaux et à Toulouse, on voit bien que, quand les étudiantes sortent le soir, elles ont des stratégies. Elles mettent des manteaux qui montent jusqu’au cou, un bonnet sur les oreilles, des souliers plats… Il s’agit pour elles, souvent, de sortir pour ne pas être remarquées. Ce n’est pas le cas partout, et heureusement.
Est-ce qu’utiliser des stratégies d’évitement est toujours conscient pour les femmes?
Les femmes y sont habituées depuis leur plus jeune âge. Elles sont prévenues par leur entourage: «Fais attention.» Ensuite, elles ont aussi eu des expériences. Ça peut être parce qu’une copine leur dit: «J’ai été suivie, j’ai eu vraiment la trouille». Et presque toutes les femmes qui ont été interrogées dans les enquêtes nationales en France disent avoir été draguée lourdement ou harcelée dans le métro, le tram ou les transports en commun au moins une fois dans leur vie. Ça devient donc un peu une seconde nature de prendre des précautions avant de sortir dans la ville.
On voit souvent des statistiques qui disent qu’une ville est plus ou moins sécuritaire que d’autres. Est-ce que ça détourne l’attention du fait que la ville n’est pas nécessairement un endroit où tout le monde se sent bien?
En fait, ce qui apparaît, c’est que les villes qui paraissent les plus sûres dans les classements internationaux sont souvent les villes où il y a des politiques d’égalité femmes-hommes, ou bien des villes qui ont des traditions de respect ou d’égalité femmes-hommes. Comme les villes du nord, de Scandinavie, qui ne sont pas forcément les plus festives. On cite aussi souvent l’exemple de Vienne, en Autriche, et Montréal. Même si les Montréalaises que j’ai rencontrées cet été me disaient que ce n’était pas aussi sûr qu’on le dit. Mais il y a quand même une certaine liberté dans la rue, qui vient du fait qu’il y a eu des politiques publiques, des mouvements féministes, une attention faite aux questions du harcèlement de rue, et qui fait que ce sont des villes plus agréables pour tout le monde.
Dans votre livre, vous parlez des processus de participation. On voudrait que les femmes s’impliquent plus dans la ville, mais ce que vous avez constaté, c’est que même si elles s’impliquent, elles ne sont pas nécessairement prises en considération?
Exactement. Il y a un côté du sexisme ordinaire des assemblées d’hommes, qui ne se rendent même pas compte qu’ils ne laissent pas la place aux femmes. Ça va de pair avec le fait que les sujets des femmes ne sont pas intéressants aux yeux des assemblées. Une mère qui dit qu’elle préfère prendre la voiture quand son petit est enrhumé au lieu de l’amener à l’école à pied, ça fait rigoler toute la salle. Les hommes, tout ce qui les intéresse, c’est la ville hyper connectée, technologique, avec de grands espaces verts; la ville piétonne, avec des vélos, des endroits où on peut flâner, la ville récréative. Mais dès qu’il s’agit des problèmes quotidiens des gens invisibles, ce n’est pas un sujet. C’est une affaire privée.
Quelles sont les solutions pour qu’il y ait plus d’égalité dans la ville?
Je crois que chaque société a sa solution, qui peut être trouvée en tâtonnant. Par exemple, l’initiative à Montréal qui consistait à autoriser les chauffeurs de bus à s’arrêter entre deux arrêts et qui a été imitée dans beaucoup de pays du monde. Il y a cette idée aussi de prendre en compte les différences de genre et d’en faire un questionnement dans l’aménagement de la ville. Ça, c’est important. Ça peut aller aussi sur les budgets. On va se poser la question: «Est-ce que l’impôt que le citoyen paie à l’État est également redistribué entre les femmes et les hommes?». C’est très intéressant parce qu’on se rend compte que non, bien sûr. 75 % des équipements de loisirs – sans compter les grands stades où sont majoritairement les hommes – sont destinés aux garçons. Et même les budgets, on n’y pense pas, parce que ça donne le tournis! Si on faisait des budgets genrés, le budget de la Justice par exemple, on se rendrait compte à quel point le masculin coûte cher.
«Les acquis féministes s’estompent très vite. Il y a des fois des avancées, et puis après, on oublie et plus personne n’y pense. On voit bien à quel point ce n’est jamais gagné.» – Yves Raibaud
Est-ce que vous vous êtes attardé à la façon dont on construit les villes au niveau de l’aménagement?
Oui. Ce qu’on peut dire sans se tromper, c’est que c’est un urbanisme d’hommes, le XXe siècle. C’est à dire que la civilisation de l’automobile, l’architecture sur dalles, les grandes avenues, tout ça, c’était construit par des hommes. C’était une architecture d’hommes blancs des classes supérieures. Qui envisageaient comment aller de leur résidence de campagne à leur bureau en pouvant garer leur auto le plus près possible et avoir tout le confort dans les cités. Et là, on voit bien comment cette architecture vieillit mal.
Est-ce que vous croyez que les professionnels de l’aménagement sont assez outillés sur les questions d’égalité?
Je pense que non. Ils ont appris à penser l’architecture en fonction de l’économie, des services, de la fluidité, de la mobilité, etc. Souvent, l’usage de la ville ne fait pas partie de leur réflexion. On a mené une étude qui s’appelait «L’usage de la ville par le genre», qui consistait à travailler sur des études de micro-géographie pour voir comment les gens s’emparaient de la ville, comment ils la vivaient. Et ça, ça panique un peu les urbanistes parce que pour eux, quand ils conçoivent une cité nouvelle, un quartier, les choses doivent fonctionner comme il est logique qu’elles fonctionnent. Ils ne comprennent pas, quand ils ont dessiné des jardins sur une esplanade, que personne n’y aille et que le soir, ce soit glauque et qu’il y ait des rendez vous de dealers. Parce que, effectivement, on est dans une architecture surplombante, qui vient d’en haut, qui est très aussi dominée par les promoteurs, certainement.
Est-ce que la courtoisie, maintenant, pour les hommes envers les femmes, ce n’est plus de tenir la porte, mais de changer de trottoir la nuit, selon vous?
Oui, tout à fait! Il y a peut-être une modernisation des pratiques [à faire]. Il faut en parler entre garçons et filles, entre femmes et hommes, et puis trouver les nouveaux usages qui feront que tout le monde se respecte.
La ville faite par et pour les hommes
Éditions Belin
en librairie
