Soutenez

Doit-on parler en mal des morts?

Cassandra Szklarski, La Presse canadienne - La Presse Canadienne

TORONTO — Traditionnellement, lorsque nous enterrons les morts, nous enterrons aussi leurs fautes, leurs échecs et leurs transgressions. Le mantra «Ne parlez pas en mal des morts» perdure pour ceux qui préfèrent mettre de côté leur douleur plutôt que de s’y attarder.

Le meurtre d’un chauffeur d’autobus de Winnipeg qui faisait également face à des accusations criminelles a provoqué un débat sur cette question, à savoir s’il était adéquat de publier de telles informations.

Irvine Jubal Fraser a été poignardé à mort mardi dernier sur un campus d’université. Lorsque le journal local Winnipeg Free Press a rapporté deux jours plus tard que l’homme faisait face à des accusations d’agression sexuelle sur un enfant au moment de sa mort, des lecteurs se sont outrés que des allégations non prouvées et apparemment non liées soient révélées.

Un internaute a écrit sur Twitter que le journal devrait «avoir honte» et qu’il aurait dû «permettre à sa famille de vivre son deuil en paix».

En date de vendredi après-midi, l’éditeur du Winnipeg Free Press Paul Samyn a dit que le pupitre avait reçu environ cinq appels et quelques courriels relativement à cet article, en plus des autres messages qu’ont reçus les journalistes qui ont rédigé l’histoire.

Le journal n’acceptait pas les commentaires sur la version en ligne de l’article.

La Presse canadienne a aussi fait état des accusations auxquelles faisait face l’individu.

«Pour tous ceux qui sont en deuil ou qui sont choqués par une tragédie, il peut être très difficile pour eux de gérer aussi des faits qui alourdissent leur douleur», a reconnu M. Samyn dans un courriel.

«Mais notre responsabilité en tant que journalistes implique aussi de révéler des vérités qui, malheureusement, peuvent incommoder les gens qui veulent seulement recevoir un certain récit de la part des médias», a-t-il ajouté.

Le réseau anglais de Radio-Canada n’a pas parlé des accusations pesant contre la victime, justifiant dans un message diffusé à l’interne qu’elles n’étaient pas pertinentes dans le débat à savoir si les chauffeurs d’autobus et leurs passagers sont en sécurité.

La professeure en sociologie, Elizabeth Comack, s’est interrogée sur l’objectif de l’article, soulignant que les accusations n’avaient pas prouvées et qu’elles n’avaient pas subi le test des tribunaux.

«Quel est l’apport que recevra le lecteur avec cela?», a remarqué la professeure qui enseigne à l’Université du Manitoba, où certains étudiants ont dû franchir le périmètre policier érigé près des lieux du crime.

«De soulever cela comme enjeu, on se dit: « Ok, est-ce que cela signifie que c’est une victime moins digne? À cause de cela, est-ce qu’on doit concevoir qu’il mériterait moins nos sympathies et notre peine? »», a-t-elle analysé.

L’article avait aussi noté que M. Fraser avait été libéré sous condition en attendant son procès et que son syndicat n’était pas au courant des procédures.

Mme Comack estime que cela laisse entendre que l’homme n’aurait pas été au travail s’il avait informé son syndicat, donc qu’il serait quelque peu responsable de sa propre mort.

Un professeur de journalisme en éthique a lui aussi trouvé la nouvelle «plutôt problématique».

«Je crois que la valeur de la nouvelle est contestable dans un cas comme celui-ci», a indiqué Aneurin Bosley, de l’Université Carleton.

«Le chauffeur d’autobus n’est pas du tout un personnage public au-delà du fait qu’il ait été tué en service et évidemment, il ne pourra jamais aller en cour maintenant, alors nous ne saurons jamais si les allégations auraient survécu ou non à un procès», a-t-il soutenu.

La tradition bien établie de ne pas critiquer les morts est une règle d’étiquette des plus élémentaires, selon Leanne Pepper, qui enseigne à l’Université de Toronto.

«Je dis tout le temps que quand on se penche sur ces événements, on ne veut pas être celui qui se plaint, le pleurnichard, et si on ne peut rien dire de positif, on ne devrait rien dire du tout», a-t-elle tranché.

«Quand est-ce approprié? C’est difficile à dire. Si c’est une chose difficile à garder pour soi, on doit trouver un autre moyen d’exprimer ces sentiments», a-t-elle poursuivi.

Lors des funérailles de l’ex-maire de Toronto Rob Ford, il a été salué pour ses qualités de père, et on n’a pas vraiment fait mention de sa réputation de maire qui a fumé du crack, a-t-elle affirmé.

Charlotte Koven, une psychothérapeute de Toronto spécialisée dans le deuil, souligne que tout individu présente des facettes différentes de sa personnalité à différentes personnes.

«Les gens ont tendance à couvrir d’éloges une personne et ce peut être très frustrant pour ceux qui ont vu d’autres facettes d’elle. Et ce peut être très douloureux pour les gens qui ont connu autrement cette personne», a-t-elle nuancé, ajoutant que les victimes présumées pouvaient se sentir heurtées du fait qu’on passe sous le silence certains comportements abusifs.

«J’ai d’ailleurs déjà assisté à des funérailles où j’avais envie de me lever et de dire: « Ce n’est pas la personne que je connais. Il était comme ci ou comme ça ». Je pouvais dire beaucoup d’autres choses sur cette personne», a-t-elle affirmé.

Elle a toutefois reconnu qu’une famille endeuillée pouvait vivre difficilement ces émotions contradictoires, surtout si elle ignorait les abus présumés.

«Peut-être que ce forum public n’est pas l’endroit où ce serait utile pour qui que ce soit», a-t-elle conclu.

Articles récents du même sujet

Mon
Métro

Découvrez nos infolettres !

Le meilleur moyen de rester brancher sur les nouvelles de Montréal et votre quartier.