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Des réserves autochtones expulsent des trafiquants

Pierre Saint-Arnaud, La Presse canadienne - La Presse Canadienne

MONTRÉAL — Trois communautés autochtones du Québec ont décidé de prendre le taureau par les cornes pour lutter contre au fléau de la drogue, mais leur stratégie d’expulser les trafiquants pourrait ultimement se traduire par une remise en question de certains articles de la Loi sur les Indiens.

La communauté de Pikogan, près d’Amos en Abitibi, est en attente de la décision d’un tribunal sur la remise en liberté de Stewart Ruperthouse, appréhendé au début du mois pour trafic de stupéfiants et dont l’enquête pour remise en liberté a été remise à deux reprises pour finalement être fixée au 24 mars.

La Cour doit composer avec une résolution adoptée par le Conseil de la Première nation d’Abitibiwinni d’expulser l’individu jusqu’à ce que sa sentence soit prononcée.

Le chef David Kistabish a précisé en entrevue avec la Presse canadienne que d’autres revendeurs de drogue ont déjà été expulsés dans le passé, mais que ceux-ci n’étaient pas membres de la communauté.

«C’est une première dans le cas d’un membre, mais il reste que c’était un revendeur de drogue et on a une politique de tolérance zéro sur la drogue», a-t-il expliqué.

Le dossier de Stewart Ruperthouse est toutefois un cas particulier puisque l’objectif du Conseil est de faire valider l’expulsion par la Cour.

«Pour nous, ce qui est important c’est que ça fasse partie du processus judiciaire, que ça fasse partie de ses conditions de remise en liberté», a expliqué le chef Kistabish.

Cette distinction est majeure, selon le professeur Jean Leclair, expert en droit autochtone à l’Université de Montréal.

«Si ça fait partie des conditions de libération, l’autorité sur laquelle se fonde l’expulsion n’est pas celle du Conseil de bande; c’est celle du juge qui établit les conditions de remise en liberté.»

«Le juge peut aussi refuser la demande faite par le Conseil de bande. S’il accepte, c’est sur son autorité et non sur celle du Conseil de bande et, donc son expulsion se produit», a expliqué le juriste à La Presse canadienne.

Par contre, le Conseil de bande de Pikogan compte aller devant les citoyens et obtenir un mandat clair visant l’expulsion des trafiquants sur sa propre autorité.

Opitciwan prêt à aller jusqu’au bout

C’est exactement ce qu’a fait la communauté attikamek d’Opitciwan, située sur les rives du Réservoir Gouin, à quelque 300 kilomètres au nord de La Tuque en Mauricie, où un règlement visant l’expulsion des revendeurs de drogue pour une durée de cinq ans a obtenu l’appui de 81 pour cent de la population lors d’un référendum tenu en novembre.

Le règlement est entré en vigueur le premier janvier dernier et une première expulsion s’est produite le premier mars dernier, mais il s’agissait d’un membre d’une autre communauté, une démarche qui est permise par l’article 81 de la Loi sur les Indiens.

Cependant, trois autres revendeurs, membres de la communauté ceux-là, sont présentement devant les tribunaux et le chef Christian Awashish a bien l’intention de leur appliquer la même médecine s’ils sont trouvés coupables.

Dans ce cas, le règlement s’appuie sur l’article 85 de la Loi sur les Indiens, mais alors que la version anglaise de la Loi parle d’«intoxicants», sa version française vise directement les «boissons alcoolisées» et ne permet au conseil de bande — sous réserve du consentement de la majorité des électeurs — que d’interdire la vente ou la possession d’alcool et non pas l’expulsion de membres.

«C’est un moyen qui avait été accordé aux bandes pour régler le problème de l’alcool, rappelle le professeur Leclair. Est-ce qu’on peut l’interpréter comme autorisant la réglementation de ce qui touche à la drogue? Je pense que ce serait une interprétation qui serait bien généreuse.»

«L’assise juridique des bandes (pour expulser un trafiquant) est assez fragile parce que ça se fonde sur une lecture assez large des pouvoirs qui sont reconnus aux conseils de bande», estime le juriste.

Celui-ci signale que la légalité d’une telle démarche avait d’ailleurs été remise en question en 2009, lorsque la réserve crie de Norway House au Manitoba avait tenté d’adopter un règlement similaire: «Une représentante du ministère des Affaires indiennes avait alors dit que les pouvoirs accordés par la Loi sur les Indiens ne vont pas jusqu’à permettre ce qui devrait relever du Code criminel et de la Loi sur les stupéfiants.»

Le ministère s’est toutefois montré beaucoup plus prudent cette fois-ci lorsque questionné par La Presse canadienne.

«Comme il s’agit d’un enjeu de gouvernance interne, nous ne pouvons pas intervenir», a indiqué par courriel son porte-parole, Shawn Jackson.

Quoi qu’il en soit, le chef Awashish précise que le Conseil savait à quoi s’en tenir: «Nous sommes tout à fait conscients qu’il peut y avoir un conflit judiciaire», a-t-il confié à La Presse canadienne.

«Est-ce qu’un individu va s’investir pour contester notre règlement? Serait-il prêt à aller jusqu’en Cour suprême?» s’interroge-t-il.

Et si ça devait être le cas, Christian Awashish croit avoir en mains un argument qui pourrait aller jusqu’à forcer une réécriture des articles 81 et 85 de la Loi sur les Indiens.

«Nous pourrions très bien invoquer les pratiques coutumières ancestrales. Anciennement, les chefs avaient ce pouvoir d’expulser quelqu’un de la communauté», explique-t-il, soulignant au passage que le Conseil de bande a fait valider son règlement avec des avis juridiques et qu’il dispose d’un appui populaire indéniable à la suite du référendum.

«Il faut que ça cesse»

Tout le dossier, tant à Pikogan qu’à Opitciwan, est surveillé d’extrêmement près par une troisième communauté, celle de Lac Simon, située à une trentaine de kilomètres au sud-est de Val-d’Or.

Là aussi, le Conseil de bande prévoit tenir un référendum pour obtenir l’approbation de la communauté algonquine afin d’expulser les trafiquants de stupéfiants.

La consommation de stupéfiants représente un problème de taille dans de nombreuses communautés et un tel mouvement d’exclusion pourrait s’étendre à de nombreuses autres communautés.

Du côté de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, une porte-parole nous a indiqué que l’on «suit la situation de proche et avec intérêt», mais l’organisme n’a pas arrêté de position à ce sujet, bien que l’on puisse s’attendre à ce qu’elle soutienne ses communautés membres si leurs démarches sont éventuellement contestées.

«Les drogues sont de plus en fortes. Il y a des cas où les consommateurs se ramassent à l’hôpital. Ce serait irresponsable de notre part de laisser ça aller, de fermer les yeux et de risquer — ou d’attendre — qu’il y en ait un dont les conséquences seraient beaucoup plus désastreuses», fait valoir David Kistabish.

«Les gens viennent nous voir et nous demandent ce qu’on peut faire. Il faut que ça cesse», insiste-t-il.

Une autre possibilité

«Il faut admettre que, pour certaines communautés, il n’y a pas vraiment de présence suffisante des forces de l’ordre — parce qu’ils sont en région éloignée — et ils essaient avec les moyens du bord de régler le problème», souligne le professeur Jean Leclair.

Selon lui, toutefois, outre les décisions de tribunaux qui entérineraient l’expulsion de membres des communautés dans des conditions de remise en liberté ou autrement, il y aurait une autre façon d’obtenir le même résultat, et cette méthode a déjà été avalisée par un tribunal, bien que le dossier n’ait jamais été amené en appel pour subir le test ultime de la Cour suprême.

Le juriste rappelle que, dans de nombreuses réserves, les maisons appartiennent à la communauté et c’est le Conseil de bande qui en assume la distribution, habituellement sous la forme d’un bail.

«Parfois, dans les conditions de bail, il y a l’obligation de ne pas se livrer à des activités de trafic de stupéfiants, par exemple. Dans ce cas-là, puisque c’est un contrat et que la personne qui signe le bail est au courant des conditions, si la personne contrevient au bail et est expulsée de la maison», explique Me Leclair.

«Le tribunal a jugé que l’expulsion est valide parce que c’est sur la base d’un contrat; la personne était au courant et s’était engagée à ça et, si elle est condamnée, elle doit accepter la condition.»

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