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Lori Lansens: Égarés sur les chemins de la rédemption

Photo: Mark Raynes Roberts

Un père écrit à son fils. Ce dernier entre à l’université. «C’est le moment de tout te raconter, mon gars.» Pas forcément le bon. Car «malgré les apparences, il n’y a pas de bon ou de mauvais moment. Il y a un moment. Point final.» Quand arrive celui de cette histoire, le point final, le père a détaillé les cinq jours qu’il a passé perdu en montagne. Par un froid glacial, sans nourriture, sans eau, sans abri. En compagnie de trois inconnues. Ensemble, ils ont formé Les égarés.

C’est un roman qui parle de regrets, de rédemption, de réinvention. Une histoire de survie, poétique et profonde, qui surprend. Voguant entre le rêve et la réalité, sans tomber dans rien de surnaturel. «Plutôt dans l’hyper naturel», estime Lori Lansens.

L’auteure ontarienne, qui vit en Californie et qui a longtemps été scénariste avant de publier son premier roman, La ballade des adieux, en 2002, signe ici son quatrième livre, sous forme de missive. Le narrateur, Wolf de son surnom, raconte son enfance, marquée de mélancolie. Et cet instant décisif où, après le décès tragique de sa mère, son père, marginal magouilleur et séducteur impénitent, l’amène vivre dans un village de maisons mobiles. Un endroit sans issue, où le soleil brûlant tape, et où le seul refuge possible se trouve «à l’ombre minimaliste d’un palmier». Dans la tristesse, la violence et le délabrement des lieux, le jeune homme se fera un ami, Byrd, blagueur, cultivé, loyal. Qui l’entraînera dans la montagne surplombant Palm Springs, poussé par tout son savoir et les enseignements reçus de ses ancêtres autochtones.

À 18 ans, Wolf ira à son tour faire une expédition. Seul cette fois. Pour une dernière fois. Convaincu qu’il ne reviendra jamais, parce qu’il a l’intention de sauter. Plus rien ne lui tente, plus rien n’a de sens.

Mais sa route croisera celle de trois femmes de trois générations différentes. Pas forcément parées pour les aléas de la vie. Encore moins pour une excursion dans la nature sauvage. En tongs. Sans guide. Avec un petit sac contenant quelques bouteilles d’eau et de banales barres de céréales. Elles feront dévier Wolf du chemin, l’amèneront à s’égarer. Mais considérant que ce chemin l’aurait mené à la mort, elles finiront par le sauver. Et ça, on le sait d’emblée.

Dès le début de votre roman, on sait que seuls trois des quatre randonneurs vont survivre à cette histoire. En cette ère de «attention, divulgâcheur!» et de panique absolue que déclenche chez la plupart des gens l’idée d’un spoiler même minimal, sentez-vous que vous avez posé un geste presque… audacieux?
En effet! (Rires) Mais, comme l’histoire est racontée sous forme de lettre de confession et que la personne qui reçoit ladite lettre sait qu’une mort s’est produite (pour des raisons que le lecteur, lui, découvrira plus tard), c’était important pour moi de le mentionner tout de suite. Reste que j’ai constamment dû effectuer ce travail d’équilibriste. Savoir quand retenir les détails de cet événement et quand les révéler, afin qu’il ait le plus grand impact émotif possible, à la fois sur le lecteur réel et sur le lecteur dans le roman.

En cours de route, Wolf confie, au sujet des trois randonneuses qu’il rencontre : «Je les haïssais toutes un peu, bien qu’elles aient sauvé ma stupide vie.» Éprouviez-vous les mêmes sentiments ambivalents pour ces trois femmes? Est-ce que vos sentiments ont changé en cours d’écriture?
Eh bien, j’ai toujours reconnu qu’elles étaient faillibles. Pleines de défauts, de secrets. Et je sais qu’elles peuvent être perçues, au départ, comme des archétypes. Mais elles sont perdues, désorientées. Les femmes que nous rencontrons au début du livre ressemblent à peine à celles qu’on a appris à connaître à la fin. Leur «véritable moi» s’est révélé au fil des épreuves.

Est-ce qu’elles se sont révélées à vous également? Ou vous les connaissiez par cœur avant de commencer à raconter leur récit?
Je les connaissais, oui. Je connais toujours mes personnages quand je m’assois pour écrire un livre. Je connais leur début, je connais leur fin, je connais ce qui lie ces deux moments. Et je les comprends. Ensuite, ce n’est qu’une question de détails. Comment se sont-ils rendus jusque-là? Quels sont les mécanismes qui les y ont poussés? Ce sont les façons dont ils me révèlent leurs intentions, mais je connais leurs buts ultimes. Je ne sais pas si je suis compréhensible? (Rires)

Wolf note que «la nature est un miroir d’une grande précision». Sentez-vous que le fait de décrire cette nature, de nommer toutes ces plantes de manière si détaillée, puis de placer dans ce cadre bien défini vos personnages vous a aidée à en dessiner les contours avec davantage de précision? La nature a-t-elle agi comme un révélateur?
Vraiment. J’ai moi-même visité cette montagne, le Mount San Jacinto, et je m’y suis sentie chez moi. Mais ce qui m’a surtout aidée à écrire cette histoire, c’est que, chaque fois que je m’y suis rendue, c’était en compagnie d’un guide, qui est membre de l’équipe de recherche et de sauvetage. Il a un savoir infini sur les plantes, sur leurs effets curatifs, il a plusieurs fois sauvé des gens d’une mort certaine. Il m’a permis d’entrer dans cet état d’esprit. J’ai ensuite créé le personnage de Byrd, le meilleur ami de Wolf, pour qu’il serve de diffuseur de ces informations.

Justement, ce lien d’amitié si fort qui lie Byrd et Wolf, et leur impression de se connaître depuis toujours la première fois qu’ils se voient, est-ce un phénomène que vous avez déjà vécu? Que vous rêvez d’éprouver un jour?
Peut-être que c’est une chose que je rêve de ressentir… En fait, non, j’ai déjà senti un lien fort avec des inconnus. Même durant de très brèves rencontres. C’était un extraordinaire sentiment de confort et de familiarité, étrange et mystérieux. Je suis très attirée par cette idée. Que deux personnes aient l’impression de se connaître d’un seul regard, simplement en échangeant un mot, une phrase. Je crois que c’est ce qui fait la singularité de la relation entre Wolf et Byrd. Leur fraternité exceptionnelle.

«Il y a quelques années, à Santa Monica Mountains, l’endroit où j’ai déménagé après avoir quitté le Canada, il y a eu une série de suicides d’adolescents. Et ça m’a réellement bouleversée : ce désespoir absolu de la jeunesse, l’impulsivité d’un tel geste et l’idée que lorsqu’on le pose, c’est terminé. Il n’y a pas de retour possible. J’ai voulu réécrire, en quelque sorte, cette histoire d’une grande tristesse. Créer le personnage d’un jeune homme qui songe à s’enlever la vie et lui montrer une autre voie.» – Lori Lansens

Autant le déménagement dans le désert et les fréquentes virées en montagne avec son ami Byrd transforment Wolf, autant ce même changement de décor détruit son père, Frankie, qui passe de «marginal à irrécupérable». Avec cette opposition, souhaitiez-vous montrer que certaines personnes ne peuvent être sauvées? Ou vous pensez que, si Frankie avait passé plus de temps dans la nature avec son garçon, il aurait pu remettre sa vie sur le droit chemin?
Oh. Je ne pense pas que Frankie aurait pu changer. Je ne pense pas qu’il voulait changer. Je pense qu’il a eu toutes les chances de porter son attention sur quelqu’un d’autre, en l’occurrence sur son fils, et lui donner un coup de main. Mais Frankie n’a jamais eu la capacité de le faire. Wolf a toujours été poussé par une force de vie, même s’il voulait mettre fin à ses jours. Il avait à cœur l’existence des autres. Frankie, lui, n’a jamais connu ça. Jamais.

Votre roman aborde la notion du temps qui, «dans la montagne est parfois trompeur et décevant», qui «bouge et se contracte, rebondit et se réverbère». On peut aussi y lire la phrase suivante : «Un peu de temps s’est écoulé. Cinq minutes? Une heure?» Vous-même avez pris cinq ans pour écrire cette histoire, un pour chaque jour où les personnages sont égarés. Est-ce que cela a changé votre perception du temps? Ou la façon dont vous écrivez à son sujet?
Le temps n’avait effectivement pas la même signification! Il y avait des jours interminables et d’autres qui filaient comme l’éclair. Mais je pense que c’est propre à l’écriture de n’importe quelle histoire. Une histoire de survie, notamment. Car lorsque des gens traversent des épreuves comme celles de ces personnages, TOUT est différent. Ils sont hyper réactifs, à la fois optimistes et nihilistes… Les minutes passent différemment aussi.

Une autre chose qui est différente dans cette crise qu’ils traversent est l’intimité qu’ils partagent. Le baiser qu’échange Wolf avec une des femmes, par exemple, et qu’il décrit comme «l’un des plus grands et singuliers moments d’intimité de sa vie», est très loin d’un baiser romanesque conventionnel. Les personnages se collent, se touchent aussi énormément, mais c’est simplement pour éviter de mourir de froid. Est-ce que ç’a été intéressant à explorer?
Ils se collent pour partager leur chaleur. C’est vrai! (Rires) J’imagine que c’est mon subconscient qui a pris le dessus. Mais, en effet, ces quatre loups solitaires qui, au départ, se tiennent loin les uns des autres, finissent par s’investir dans la survie de leur prochain. Ils se fondent ensemble pour ne finir par former qu’une seule personne, ou presque. Sans que ce soit sexuel, il y a quand même quelque chose de sensuel dans ces gestes.

Dans un moment de désespoir complet, perdus et affamés, vos égarés discutent de Alive, l’histoire vraie de cette équipe de rugby dont l’avion s’est écrasé en 1972 dans les Andes et dont les membres ont dû avoir recours au cannibalisme pour survivre. Ils mentionnent le livre qui en a été tiré (signé Piers Paul Read) et le film (réalisé par Frank Marshall). Sentez-vous que c’est une référence que vous ne pouviez pas éviter?
Il m’était impossible de ne pas mentionner l’une des histoires de survie les plus connues et les plus atroces qui soient. J’ai lu le livre quand j’étais petite, puis j’ai vu le film. Ce drame m’est resté dans la tête, tout comme la question que tout le monde s’est probablement posée, à savoir : «Est-ce que moi, je le ferais?»

 

Les égarés
Traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
En librairie aux éditions Alto

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