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Tokyo Idols: Les chansons de la désillusion

Photo: Eyestill film

Kyoko Miyake a commencé à tourner son documentaire avec un a priori. Ces hommes d’un certain âge, hurlant d’une voix grave devant des adolescentes chantant des morceaux pop sucrés, elle n’arrivait pas à les comprendre. Mais à force de les côtoyer, elle s’est aperçue que ces fans de Tokyo Idols avaient d’autres particularités.

Au Japon, on nomme otakus ces hommes qui consacrent leur temps, leurs économies, leur énergie, leur vie à assister à des concerts d’idoles. Pour leur serrer la main et discuter avec elles pendant une minute, top chrono, post-concert. Des messieurs qui s’adonnent à des séances de bricolage. Ici, ils découpent une pancarte déclarant leur soutien éternel à une de ces adolescentes. Là, ils appliquent du vernis à ongles brillant sur une tuque pour y inscrire le nom de «leur préférée». Entre-temps, ils se rendent à des réunions avec d’autres otakus qui suivent la même idole qu’eux. Une idole qui, comme il est précisé dans le film, «a une année de péremption».

C’est dans cette culture qu’a plongé Kyoko Miyake. Une cinéaste aujourd’hui âgée de 41 ans qui a quitté son Japon natal lorsqu’elle en avait 25. Habitée par un sentiment de malaise né «d’une pression perpétuelle à avoir l’air cute». Une pression si forte, dit-elle, que de ne pas y répondre «était perçu comme de la défiance, de la rébellion».

Partie étudier à Londres, elle s’est souvenue de la jeune fille qu’elle était il y a 12 ans, quand elle a vu naître les premiers groupes d’idoles. «Tous mes souvenirs me sont revenus», confie-t-elle d’une voix posée.

Son documentaire se veut ainsi «une extension de son expérience». «Un microcosme, ajoute-t-elle, de la société japonaise et de la façon dont on y pousse les femmes à faire plaisir aux hommes, à concourir pour leur attention.»

Vous affirmez qu’au Japon, lorsque les filles ne se conforment pas à l’exigence d’être cute, c’est vu comme un acte de défiance. Mais un des hommes dans votre film dit que, pour lui, être otaku, est un acte de défiance. Comment conciliez-vous ces deux idées?
C’est un point intéressant. Pour moi, une des plus grandes contradictions de ce phénomène, c’est que ces otakus sont des hommes qui n’arrivent pas à s’intégrer en société. À se conformer au modèle traditionnel de la masculinité. Pourtant, leur perception des femmes est macho, conservatrice. Ça m’a beaucoup déçue. Ces types, ce sont les marginaux, les maigres, les teints terreux, les geeks. Pourquoi donc ne sont-ils pas plus ouverts d’esprit par rapport aux femmes?

L’un de ces protagonistes vit dans un appartement délabré, a coupé les liens avec ses parents, n’a plus un rond. Compareriez-vous la passion pour les idoles à une dépendance?
Oui, je crois. (Long silence) En fait, l’homme qui habite là était autrefois un joueur compulsif. Il a laissé les machines à sous pour se tourner vers la culture des idoles. Il croit que c’est beaucoup plus sain. Puisque, dit-il, il a au moins un semblant de contact humain.

Vous en pensez quoi, vous?
Je pense qu’effectivement, c’est mieux. Ces hommes trouvent des semblables, un groupe de pairs. Et ils sentent qu’on a besoin d’eux. Parce que toutes ces idoles disent que si elles sont là, c’est uniquement en raison de leur soutien.
Donc, de 9 à 5, tous les jours, ils se sentent inutiles, remplaçables. Mais dans ces concerts, soudain, ils deviennent importants. Ils deviennent des pourvoyeurs. En plus, ils chantent et ils dansent. Donc, c’est peut-être meilleur pour la santé!

«Même si être un fan d’idoles est devenu mainstream et davantage accepté au Japon, c’est encore… vous savez, vous n’avez pas tendance à faire ça si vous avez un travail parfait, une femme, une petite amie. Je voulais montrer les nuances. Ne pas simplifier. Parce que c’est un phénomène complexe.» –Kyoko Miyake, cinéaste

L’idée qu’ils agissent comme des «pères» envers ces jeunes filles revient souvent. Pensez-vous que c’est une excuse? Un mot utilisé pour rendre ça un peu moins ambigu?
Ils ont sans contredit des sentiments romantiques. Peut-être pas aussi directement sexuels que certains spectateurs occidentaux semblent le trouver. Mais on s’entend qu’ils consacrent leur vie à des jeunes filles plutôt qu’à des garçons…

Diriez-vous que ce serait un équivalent, dans leur esprit, d’un conte de fées? Le prince qui vient sauver la princesse, qui la soutient, l’aime, la protège?
Oui, oui. Certains d’entre eux m’ont aussi dit que ça évoque des souvenirs de la première fois où ils sont tombés amoureux, quand ils avaient 9 ou 10 ans. C’est cette innocence, cette pureté du sentiment, qu’ils recherchent.

Parlant de conte de fées, la musique en évoque un parfois. Tout en ayant un côté oppressant. Le sentiment recherché?
Oui. Je voulais aussi mettre de l’avant le sentiment d’aliénation. À Tokyo, on est entouré d’une multitude de gens, mais c’est un lieu où on se sent très seul. Et puis, comme la musique des idoles qu’on entend dans le film est sucrée, pop et tout, on voulait y apposer des sonorités complètement différentes.

On vous entend poser des questions en voix hors champ, comme : «Ne pouviez-vous pas vous trouver une petite amie à l’université?» C’était important qu’on vous entende pour comprendre votre opinion sur le sujet?
Hmmm… peut-être. Oui et non. En général, je n’aime pas entendre ma voix dans mes films. Mais en raison de la façon dont nous avons tourné, c’était parfois impossible de la couper au montage. Je trouvais aussi que je devais donner un indice de mon opinion. Mon but n’était pas de dire au public de sauver ces filles demain. Je voulais être nuancée. Mais pas neutre.

En allant rencontrer les idoles après les concerts, tous les hommes respectent à la seconde près la règle du «une minute de discussion, pas plus». On voit un ou deux gars avec un regard un peu foufou, mais une fois que le chrono sonne, ils s’éloignent. S’ils ne le font pas, sont-ils bannis?
Il y a un aspect d’autosurveillance dans cette communauté. Ce qui est drôle, puisque les hommes la rejoignent justement parce qu’ils sont écœurés de la culture d’entreprise rigide et de ses règles…
Mais ils suivent leurs propres règlements religieusement. Par exemple, un des admirateurs de Rio (une idole présentée dans le documentaire) est tombé amoureux d’elle. Ça n’a pas été réciproque, ce qui l’a rendu agressif. Il a commencé à lui envoyer des tweets injurieux. Les admirateurs et le management l’ont exclu instantanément, lui interdisant d’assister aux concerts.

Plusieurs de vos personnages affirment que c’est trop de travail de rencontrer une femme, qu’ils veulent juste avoir du fun, voir des idoles en spectacle, payer pour leur serrer la main et leur envoyer des cartes et des petits cadeaux. Donc, il y a là aussi une part de… paresse?
Paresse, oui. Peut-être aussi sont-ils si meurtris, si marqués, que leur cœur a tellement été brisé, qu’ils ne veulent pas prendre le risque de réessayer d’entrer en relation avec une femme et d’être déçus de nouveau. Ce phénomène vient avec un grand sentiment de désillusion.

En tournant, ressentiez-vous un peu de compassion 
pour eux?
Oui, mais pas au départ. J’avais plein de préjugés. J’habitais en Grande-Bretagne depuis 15 ans. Je ne comprenais pas que des hommes ayant reçu la même éducation que moi, ayant grandi en regardant les mêmes émissions et en écoutant la même musique aient fini ainsi. Mais je comprends désormais un peu mieux. Vous allez à un concert d’idoles et vous entendez la musique des années 1980 et 1990 puisque les gérants et ceux qui composent les chansons ont mon âge. Ils font également chanter des vieilles reprises à ces adolescentes. C’est un festival de la nostalgie.

Tokyo Idols
Présenté jeudi au Cinéma du Parc à 14h30 et à 17h, et à la Cinémathèque québécoise à 20h15

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