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Hybrid Bodies: une histoire de coeur

Photo: Catherine Richard

Quel est l’impact émotionnel et psychologique d’une greffe cardiaque sur un patient? En 2010, les scientifiques Heather Ross, Susan Abbey, Enza De Luca, Oliver E. Mauthner, Patricia McKeever, Magrit Shildrick et Jennifer Poole publiaient un essai percutant sur la question qui a servi d’inspiration au projet Hybrid Bodies. Présentée dès jeudi au Centre Phi, cette exposition vise à rendre publiques certaines idées soulevées par cette étude, dont celle d’identité et de parenté. Entretiens avec une artiste, une philosophe, un cardiologue et un greffé qui nous parlent tous d’affaires de cœur.

(Lisez également le texte Comme un retour à la normale)

«Comment allez-vous?» Une question en apparence si simple, mais qui peut cacher tant de non-dits. En la posant lors d’entrevues filmées à 25 greffés du cœur, une équipe de chercheurs basée à l’University Health Network de Toronto a décelé une montagne de nuances. «Je vais bien… Je vais bien… Mais…» C’est entre autres sur ce «mais», et sur le langage corporel des patients, qui était souvent complètement aux antipodes des paroles rassurantes qu’ils prononçaient, que l’équipe s’est penchée dans le cadre d’une recherche sur les effets émotionnels et psychologiques de la greffe cardiaque.

La Dre Margrit Shildrick, philosophe de l’Université Linkoping, en Suède, fait partie de ce groupe de chercheurs qui, en 2010, ont fait paraître l’essai What They Say Versus What We See: ‘‘Hidden’’ Distress and Impaired Quality of Life in Heart Transplant Recipients (en traduction libre: Ce qu’ils disent vs ce que nous voyons: détresse «cachée» et qualité de vie réduite chez les greffés cardiaques). L’étude montre entre autres que, durant les entrevues, 88 % des répondants ont présenté des signes de détresse. «Un taux très élevé», remarque la Dre Shildrick. Bien plus élevé, en tout cas, que dans les précédentes études menées sur la question. Une chose qui pourrait s’expliquer par le fait que la plupart desdites études se fiaient souvent sur des questionnaires écrits ou des entrevues audio. «Si nous n’avions pas filmé les entretiens avec les greffés, le haut taux de détresse perçu chez les participants aurait pu ne pas être remarqué», peut-on lire dans l’article.

Désirant faire connaître cette problématique au plus grand éventail de personnes possible, l’équipe scientifique a eu la novatrice idée d’inviter quatre artistes, soit Ingrid Bachmann, Andrew Carnie, Catherine Richards et Alexa Wright, à s’inspirer des données qu’elle avait recueillies afin de créer des œuvres d’art tournant autour de la greffe cardiaque. Le résultat? L’exposition Hybrid Bodies, présentée dès jeudi à Montréal. «Je voulais que le message soit beaucoup plus large, explique la philosophe, et je trouvais que c’était une excellente idée de travailler avec des artistes qui pourraient disséminer les idées de différentes façons.»

Car la question est infiniment complexe. Avoir un nouveau cœur, n’est-ce pas là source d’immense joie, de soulagement, de gratitude, mais aussi, peut-être, d’anxiété devant l’ampleur du don reçu; le don de vie? Dans la culture populaire, par exemple, la transplantation cardiaque est vue comme une forme de «médecine héroïque». Cette connotation, croit la Dre Shildrick, peut rendre le poids que ressentent certains greffés d’autant plus lourd à porter. «Si on prend le nouvel organe comme un cadeau, une des choses qui nous est apparue pendant nos recherches, c’est que certains patients qui recevaient avec efficacité le ‘‘cadeau’’ en question se trouvaient pris dans un cycle d’obligations dans lequel ils ne voulaient pas forcément se trouver. Ils sentaient une responsabilité vis-à-vis de la famille du donneur et sentaient le devoir de lui écrire des lettres, notamment. Cela pouvait faire naître une grande détresse en eux et les empêcher de voir leur expérience comme étant très positive.»

La notion de don incluant forcément celle de donneur, la Dre Shildrick souligne aussi que, pour la famille de celui-ci, l’épreuve peut être énorme. «Ce ne sont pas toutes les familles de donneurs qui souhaitent nécessairement penser à la personne qui a reçu le cœur de l’être qui leur était si cher», dit-elle. D’ailleurs, la chercheuse et toute l’équipe travaillent actuellement sur un nouveau projet, qui consiste à rencontrer les familles des donneurs «pour vraiment comprendre ce qu’ils vivent».

Sinon, parmi les autres immenses questions soulevées par l’étude, il y a celle de la transmission. La docteure mentionne ces histoires de greffés qui adoptent des attributs du donneur. Des cas qui nourrissent l’imaginaire et qui ont servi d’inspiration à plusieurs films. Elle donne l’exemple d’un homme hétérosexuel qui, une fois porteur d’un nouveau cœur, commence soudain à avoir des désirs homosexuels, ou d’un végétarien qui se met à avoir de grandes envies de steak… «Quand on regarde du côté un peu plus trash de certains médias populaires, il n’est pas rare de trouver ce genre d’histoire, remarque la Dre Shildrick. Nous souhaitions aussi savoir si les patients qui se sont prêtés à l’étude ressentaient ce genre de chose. Un ou deux participants ont dit avoir vécu des expériences de changement d’identité que je qualifierais de… tarabiscotées. Mais la plupart des patients confiaient qu’eux-mêmes n’avaient pas changé; ils avaient plutôt le sentiment que quelque chose avait changé. Quelque chose qui n’était pas eux-mêmes. Quelque chose d’autre.»

Ingrid Bachman

Ingrid Bachmann – Crédit photo: Yves Provencher

L’art de la discussion

Invitée à participer au projet Hybrid Bodies, l’artiste montréalaise Ingrid Bachmann raconte que l’expérience était «comme un rêve» pour elle. C’était aussi la chance de participer à un véritable échange, à «une grande discussion», entre les médecins, les scientifiques et les artistes. Une discussion qui, elle l’espère, continuera une fois l’exposition, et ses œuvres, présentées au grand public.

Comme sa collègue chercheuse, la Dre Margrit Shildrick, Ingrid Bachmann s’est intéressée de près au concept de la greffe comme présent. «Il faut dire que nous ne sommes pas une culture qui est très à l’aise avec la notion de cadeau!» remarque-t-elle.

Comme tous les artistes ayant participé au projet, Ingrid Bachmann a visionné les entrevues avec les patients. Sentant le côté «très physique, très intérieur et très profond» de l’expérience vécue par les greffés, elle a notamment créé six œuvres vidéo, qui seront projetées simultanément au Centre Phi. Dans ces œuvres, on voit deux danseuses qui s’attirent, se repoussent, se donnent la main. Elles sont deux, dit l’artiste, parce que la greffe inclut forcément une notion de dualité. «Il y a ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, il y a le cœur en santé et le cœur malade…» Dans la vidéo Territories, par exemple, la caméra est fixée sur les souliers des danseuses, et on assiste à un ballet de pieds qui fuient, s’approchent, tentent de s’apprivoiser, s’éloignent… Une illustration des «questions de frontière, d’identité, de ce qui est à l’autre et de ce qui est à moi» soulevées par la greffe.

En travaillant sur ce projet où elle sentait perpétuellement «une porte s’ouvrir, puis une autre, puis une autre encore», Ingrid Bachmann dit avoir vécu quelque chose de merveilleux. «Souvent, quand les gens pensent à l’art, ils y pensent en se posant la question: ‘‘Est-ce que cette œuvre sera belle une fois accrochée dans mon salon?’’» De voir ces chercheurs percevoir l’art comme porteur d’un message tellement plus profond, comme l’expression d’une expérience vécue et culturellement plus large, c’était si rafraîchissant!»

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=VgzX6sgPKnw&w=640&h=360]

Lire aussi: Transplantation du coeur: comme un retour à la normale

Hybrid Bodies
Du 23 janvier au 15 mars
Au Centre Phi
Visite guidée le 25 à 14 h

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