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Nancy Huston: vie de fictions

Photo: Fanny Dion

Avec Bad Girl – classes de littérature, Nancy Huston offre un hybride empruntant à l’autobiographie, à l’essai et au roman, où elle aborde des thèmes qui lui sont chers, comme cet arbre généalogique auquel on n’échappe que le temps d’un instant pour se retrouver sitôt pris entre ses branches.

Dans sa nouvelle œuvre, Bad Girl, Nancy Huston écrit au «tu». Mais ce «tu», c’est elle-même. Ou plutôt le fœtus qu’elle fut. Et qui porte le nom de Dorrit. Elle lui raconte la vie qu’elle aura, lui dit de «s’accrocher», même si on l’attend plus ou moins. C’est teinté d’un humour noir, du fantôme de ses inspirations de toujours, dont l’omniprésent Romain Gary. Nancy Huston y explore la frontière de la fiction, raconte sa naissance en Alberta, ses multiples déménagements et les blessures qui ont formé l’écrivaine qu’elle est devenue. Entretien à Montréal.

Dans ce livre, vous vous parlez comme à un personnage. Vous vous forcez même à avouer certaines choses, à la lumière des événements que vous évoquez. Par exemple, lorsque vous mentionnez que votre ancêtre était un peu étrange et avait la réputation de hurler à la lune, vous vous dites à vous-même: «Avoue-le: dans ton for intérieur, n’as-tu pas toujours eu un peu envie de hurler à la lune?» Quel effet ça vous a fait? De hurler à la lune? (Rires)

De vous parler à vous-même. (Sourire)
Je dois dire que, quelque part, j’ai été rassurée quand j’ai appris que j’avais eu une arrière-grand-mère totalement folle! (Rires) [Cela dit], l’histoire des voix intérieures, c’est une des choses qui me fascinent le plus. J’ai beaucoup lu là-dessus dans les annales de la neurologie et de la psychologie. C’est un peu comme Siri Hustvedt avec ses symptômes de tremblement: j’ai toujours eu le souvenir d’avoir entendu des voix dans ma tête. Je pensais que c’était normal. C’est seulement récemment que j’ai fait de petites enquêtes autour de moi: «Vous n’entendez pas de voix? Ah bon?» (Rires) Je ne sais pas comment on peut vivre sans ça.

Dans Bad Girl, vous dites toujours lire à voix haute vos écrits. Avant la publication, puis après. Ce livre-ci [encore plus personnel, on imagine, puisqu’il parle beaucoup de vous] lorsque vous l’avez lu ainsi, est-ce qu’il vous a fait un effet particulier?
Je ne sais pas si j’ai fait ça avec celui-là… Je le fais avec les romans… Celui-ci, je considère que c’est un genre intermédiaire. C’est un livre assez bâtard, parce qu’il y a des passages très, très littéraires, où j’imagine mes parents, jeunes, en train de se souler… Mais je n’en sais rien du tout! C’est vraiment de l’imaginaire pur. D’où le fait que je leur donne des noms fictifs aussi. Et puis, il y a des pages qui sont véritablement de la réflexion sur l’histoire de l’avortement, sur le Moyen-Orient, sur la dénégation de nos dépendances… Mais ça me représente assez bien, cette multiplicité.

Au début, vous parlez plus des autres, de plusieurs artistes, de films, de Searching for Sugar Man. Et plus ça va, plus vous parlez de vous, de vos proches – est-ce que c’était voulu, cette introspection progressive?
Je n’avais pas réfléchi à ça comme ça. Probablement qu’il y a une sorte de mouvement défensif au début [qui consiste à] dire: «Je possède une matière». Mais le véritable instigateur de ce livre-ci, c’est Anne Truitt, la sculpteure américaine. J’ai vraiment été interpellée par sa réflexion de femme mûre. J’ai vraiment aimé sa façon de se demander ce qu’il y avait eu dans son enfance qui l’avait prédestinée, enfin pas prédestinée, mais destinée, à être sculpteure. Et j’ai essayé de gratter dans ce sens-là.

Vous appelez le fœtus que vous avez été «Dorrit». Est-ce qu’il y aurait un lien avec un genre de «Do It!» et cet ordre de s’accrocher que vous lui répétez souvent?
Peut-être… c’est toujours un peu mystérieux d’où viennent les noms des personnages… En fait, il y a un livre de Dickens qui s’appelle Little Dorrit. Je ne l’ai jamais lu, mais j’aimais beaucoup la phonétique, la sonorité de ce nom. Comme quelque chose qui commence dans la douceur et qui se termine en tôle froissée. Krrrrck. Comme quelqu’un qui s’agrippe. Qui s’accroche.

Vous faites quelques fois allusion à votre humour noir. Pensez-vous que cet humour vous vient des chansons de votre enfance, des comptines que vos parents modifiaient [et dont vous parlez dans ce livre], où le personnage qui connaissait une fin tragique n’était pas forcément le méchant et où le héros n’était pas forcément le gentil?
Ça passe en français, ça? Oui? Ah, j’adore! (Rires) Mais cet humour est aussi celui de ma mère. Ma mère est tout sauf mièvre. Elle avait, a encore, un sens de l’humour très percutant, très inattendu, très «wow, c’est méchant, ça»! Mais c’est souvent méchant, l’humour. J’ai appris à ses côtés ce regard un peu… «laser» sur la vie.

Vous qualifiez l’époque de votre naissance de «vraiment nulle» pour les femmes. L’époque d’aujourd’hui, vous la voyez comment?
Je suis convaincue que le conflit carrière-maternité ne va jamais disparaître. Je trouve dommage de faire semblant que ce soit une question réglée et de laisser les filles se dépatouiller avec la culpabilité en plus de la difficulté d’organisation. Moi, je suis dans une phase de ma vie exceptionnellement libre : mes enfants sont indépendants, j’ai encore la santé, j’ai de l’assise sur le plan professionnel… Je me sens libre comme peu de gens, peut-être. J’ai vu dans le journal l’autre jour qu’il y a des compagnies aux États-Unis qui proposent aux employées de surgeler leurs ovules pour qu’elles puissent avoir des bébés à 50 ans. Ça me donne froid dans le dos! Je trouve qu’on oublie tellement qu’on est des animaux sur terre, avec des destinées animales aussi! On est tellement dans la dénégation du temps qui passe, de la mortalité… Ça me désole de voir que ça devient le modèle unique, qu’on délaisse les jeux avec les enfants, les conversations, qu’on confie l’éducation aux écrans… j’exagère, mais c’est la tendance.

Vous avez espoir que ça change?
Je crois qu’on va vers un vrai crunch climatique et écologique et qu’on va être amenés à changer par la force des choses. Mais bon, je ne suis pas dans la science-fiction, je ne sais pas… Peut-être qu’il y aura une sorte de retour à un mode de vie plus simple. Ça commence ici et là. Il y a un retour à «bon, mangeons quelques légumes!»

Art Livre Nancy Huston_C100

 

Bad Girl – classes de littérature
Aux éditions Actes Sud / Leméac
Présentement en librairie

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