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Jean-Philippe Baril Guérard: «Choquer au théâtre, c’est la seule émotion forte qu’il nous reste»

Photo: Jérôme Guibord/collaboration spéciale

Avec Tranche-cul, le dramaturge et metteur en scène montréalais Jean-Philippe Baril Guérard explore cette liberté d’expression au nom de laquelle on se permet parfois de dire les pires atrocités.

Dans la salle de l’Espace libre, éclairée d’une lumière blanche et froide, ses personnages se lèvent tour à tour pour exprimer leur opinion. Ils assurent être «de bonnes personnes», vouloir «le bien de l’humanité». Pourtant, leurs mots sont des raccourcis aussi méchants que dangereux… Entretien.

Il n’est pas rare de voir sur scène de la nudité, des trucs un peu gore, mais votre pièce nous rappelle que, pour créer le malaise, il y a peu de procédés qui accotent l’effet d’un éclairage cru grâce auquel chaque spectateur peut voir son voisin. Créer le malaise, est-ce difficile à faire selon vous, ou pas?
Hmm… je pense que ça doit pouvoir se faire assez facilement, mais le faire efficacement, en servant le propos qu’on veut servir, ce n’est pas si facile. Dans le processus de la pièce, on s’est beaucoup posé la question: ce qu’on fait, est-ce que c’est gratuit? En ce moment, est-ce qu’on choque? Est-ce que ça sert notre propos?

À Plus on est de fous, plus on lit!, vous avez dit vouloir «faire un théâtre qui est comme un show de rock». Espériez-vous que, pendant Tranche-cul, les gens se lèvent, parlent, interviennent comme dans un concert?
Je ne l’espère pas. Par contre, j’ai beaucoup répété à mes comédiens: «Soyez prêts à toute éventualité. Et si ça arrive, trouvez une belle façon de faire rasseoir la personne.» Mais quand je parle d’expérience de «show rock», je parle de revoir les codes de la représentation. Comme juste le fait de – c’est pas grand-chose, mais – pouvoir boire une bière en voyant la pièce. J’aime aussi que Tranche-cul soit un enchaînement de courtes scènes. Notre attention est donc rebootée à chaque fois. Comme quand on écoute un show: la toune finit, il y en a une autre.

Avec cette pièce, vous parlez autant de la manière dont on argumente que des sujets dont on débat. Vos personnages utilisent d’ailleurs une mécanique vraiment bien huilée. Aussi atroces et parfois inhumains soient-ils, leurs arguments semblent presque difficiles à défaire. Est-ce une chose que vous avez étudiée de près?
J’ai lu le livre de Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle que j’ai trouvé formidable. Je pense que ça devrait être une lecture obligatoire à l’école. J’ai aussi lu La rhétorique [d’Aristote], parce je ne pouvais pas faire un show sur l’argumentation sans avoir lu La rhétorique! Puis, pendant l’écriture de la pièce, parce que le sophisme de l’appel à la nature revenait beaucoup dans mes textes, je me suis intéressé à Darwin. Ensuite à Albert Jacquard. Les deux se complètent bien. Finalement, c’est un peu comme si les personnages avaient lu Darwin en diagonale et le citaient mal.

Il y a des mots qui reviennent, des formulations. «Ce sont des choix qu’on a faits en tant que société», «Il y a une raison pour laquelle c’est comme ça», «C’est pour le bien de l’humanité»… Est-ce qu’écrire cette pièce vous a permis d’utiliser un vocabulaire particulier, d’explorer un champ lexical?
Ça s’est imposé au cours de l’écriture. Au début, c’était purement rythmique. Puisque les scènes ont un certain lien thématique – mais aucun lien dramatique – entre elles, avoir des figures récurrentes constituait un premier liant. À force de travailler, je trouvais aussi intéressant de voir que les mêmes phrases, dans différents contextes, pouvaient dire le contraire, devenir deux visions complètement opposées qui s’affrontent avec le même argument. Je voulais montrer que la langue de bois peut être tordue et utilisée pour défendre à peu près n’importe quoi.

«Ce n’est pas vrai qu’on est aussi bons, aussi beaux, aussi civilisés qu’on le prétend.» – Jean-Philippe Baril Guérard, qui signe le texte et la mise en scène de Tranche-cul

Vos personnages proviennent de tous les horizons. Il y a une mère de famille, un psychiatre, une secrétaire médicale… Pour montrer que les gens qui tiennent de tels discours ne sont pas forcément des trolls solitaires et un peu losers cachés derrière leur ordi?
Oui. Si je voulais que la pièce parle à tout le monde, enfin au plus grand public possible, il fallait qu’il y ait des personnages auxquels à peu près n’importe qui peut s’attacher. Donc de différents âges, de différentes professions, de différents niveaux d’éducation, dans différents contextes… L’idée que je voulais donner c’est: regardez, à certains degrés, on l’a tous en nous, cette paresse intellectuelle. Qu’on ait un secondaire 5 ou un doctorat, qu’on fasse 20 ou 150 000 par année.

Vous présentez aussi Dave-le-gourou-motivateur, en veste de cuir et à l’air poudré, qui prodigue ses conseils condescendants à la foule. Une façon de dénoncer ces gens qui, sous prétexte d’aider les autres, en profitent pour les rabaisser?
Effectivement. Prétendre être bon pour [les autres], il y en a beaucoup qui capitalisent là-dessus. Ce n’est pas un phénomène tellement québécois, mais aux États-Unis, il y a plein de conférences de marketing et de «mettez-vous riches en écoutant mes conseils». Même au Québec, il y a des conférenciers qui sont dans le «croyez-en vous et faites-vous confiance». En soi, ce n’est pas mauvais… sauf que c’est aussi une business; ce n’est pas entièrement désintéressé. Faire entrer la logique du marché dans le bien-être, je trouve ça dangereux.

Vous soulignez que ce phénomène est plus américain. Un autre de vos personnages qui défend la liberté d’expression fait un lien avec les États-Unis, et évidemment la Constitution. Est-ce que la société américaine, vous l’observez de près? Elle vous inspire? Vous fait peur?
Je m’intéresse beaucoup à l’actualité américaine. C’est un pays qui me fascine, par ses excès, par ses incongruités. Et, comme il y a quand même un penchant un peu plus, je dirais, libertarien chez mes personnages – même si j’essaye aussi d’écorcher la gauche dans la pièce, mais j’y arrive moins bien – évidemment, l’extrême droite américaine m’a beaucoup intéressé.

Plusieurs de vos scènes sont extrêmement cruelles. Décortiquer la cruauté humaine, ça vous permet de la comprendre?
Je ne pense pas que ça me permet de la comprendre… Mais oui, je l’écris, parce que j’aimerais la comprendre. J’essaye de la décortiquer. On a une grande part de noirceur en nous. La première étape pour changer les choses, c’est de l’admettre. Après ça, peut-être qu’on peut, au quotidien, voir où on est cruel, comment on l’est et y faire attention. Peut-être.

Extraits
Quelques répliques des personnages qui s’expriment dans Tranche-cul.

  • Le «critique d’art» qui démolit une œuvre. «Il y a un contexte dans lequel les choses ont le droit d’être laides.»
  • Le jeune homme qui tente de séduire une fille qu’il trouve de son goût. «On va améliorer l’humanité avec nos gênes. Nous reproduire est un don de nous à la collectivité.»
  • La secrétaire médicale qui fixe un rendez-vous huit mois plus tard à une jeune femme venant d’apprendre qu’il lui en reste trois à vivre. «Vous auriez pu être enfant soldat au Burundi. Vous auriez pu être morte née. Là, vous êtes juste une mère de famille qui va mourir du cancer. C’est plate, mais c’est d’même.»

Tranche-cul
À Espace libre
Jusqu’à samedi

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