Soutenez

Amina, vue de profil

Photo: Les Films du 3 mars

Dans Le profil Amina, Sophie Deraspe suit l’histoire de son amie montréalaise Sandra Bagaria qui, en 2011, est tombée amoureuse comme on le fait souvent de nos jours. De loin. Par l’intermédiaire de courriels, de Facebook, de photos. «On est à une époque où le rapport à l’autre et même à l’intimité se passe en ligne», remarque la cinéaste. En ce temps où le proverbial «loin des yeux, loin du cœur» ne s’applique presque plus, ce documentaire analyse les événements, jouant avec les apparences, le faux, le vrai. Mais surtout le vrai. Car même si les identités dans ce type de relation peuvent parfois être inventées, les émotions ressenties par les personnes touchées n’en sont pas moins réelles.

C’est une histoire d’amour à la fois «rocambolesque» et «ordinaire». Enfin, «ordinaire» dans le sens où elle a été marquée par des émotions qu’on traverse tous quand on craque pour quelqu’un… Les papillons dans le ventre, l’attente, tout ça. Cette histoire, donc, «qui parle de notre époque» en «touchant autant à l’intime qu’à l’universel», c’est celle de Sandra Bagaria. Une Montréalaise qui, alors qu’elle sortait d’une relation complexe et voulait, plus fort que tout, «croire à quelque chose de beaucoup plus gros» qu’elle-même, a rencontré, en ligne, Amina Abdallah Arraf al Omari. Une Américano-Syrienne de Damas, brillante, politisée, résistante. «Dans ma façon d’être, j’ai besoin d’être tirée par quelqu’un – autant que j’ai besoin de tirer quelqu’un – vers le haut», note Sandra Bagaria. Cette mystérieuse Amina, qui faisait entendre sa voix en plein Printemps arabe, répondait à ces critères. Intelligente, militante, en danger. Elle était, ou plutôt prétendait être, ce «quelqu’un d’extraordinaire» que la Québécoise cherchait alors. «C’est pour ça que j’y ai cru. Parce que c’était une personne qui avait du pouvoir sur ce qu’elle faisait», dit-elle.

Surtout qu’«Amina» a bientôt lancé son blogue, A Gay Girl in Damascus, où elle racontait son rude quotidien en tant que jeune femme lesbienne vivant sous le régime de Bachar el-Assad. «J’étais, je crois, la deuxième abonnée», remarque Sandra dans le film. Ils seront bientôt des centaines à suivre ses récits sur la vie en Syrie. Mais c’est Sandra qui aura le privilège (?) de vivre avec Amina un lien virtuel passionnel. Et c’est cette liaison, et son dénouement aux répercussions sismiques, que Sophie Deraspe, cinéaste québécoise comptant entre autres dans sa filmographie Les signes vitaux et Rechercher Victor Pellerin, raconte dans son nouveau documentaire.

Plusieurs le diront: une personne assise devant un ordi est probablement la chose la moins cinématographique du monde. L’«affaire Amina» a pourtant été, majoritairement, vécue en ligne. Toutefois, Sophie Deraspe ne montre pas d’écrans ni de gens assis banalement devant. Les échanges qu’ont vécus les deux correspondantes sont recréés dans le film avec inventivité. On sent le réel derrière le virtuel, l’environnement sonore nous situant quelque part entre le fantasme, le rêve éveillé et le cauchemar. On entend ainsi des talons qui claquent sur le sol. Vite. Un moteur qui démarre. Un chien qui jappe. Une sirène de police. «Lorsqu’on se fait des projections fantasmagoriques, notre imaginaire est meublé par beaucoup d’éléments… eh bien moi, je les ai utilisés!» explique-t-elle.

«La seule chose qui diffère d’une histoire d’amour, c’est qu’il n’y a pas eu de rencontre en personne. Tout le reste était pareil à n’importe quelle histoire. Il y a eu le flirt, le coup de foudre, le coup de cœur, l’envie de partager quelque chose, de soutenir l’autre, d’être admirative, de se confier, de faire confiance, de partager… Avant d’être dupée. Déçue. Trahie.» – Sandra Bagaria

 

WEEKEND_Sophie D et Sandra B2_c100

La réalisatrice Sophie Deraspe et Sandra Bagaria. Photo: Yves Provencher/Métro

Outre les sons, le film est parsemé d’images, belles comme des tableaux. Des cheveux qu’on coupe, la main qu’on passe dedans. Le vent qui fait bouger les rideaux, la brise qui fait bâiller un chandail. «Il n’était pas question d’éviter l’érotisme. Il aurait été faux de le faire! remarque la réalisatrice. Parce que, de nos jours, plusieurs relations commencent et deviennent sexuelles en ligne. Elles n’ont évidemment pas toutes une tournure internationale et une ampleur médiatique de la sorte, mais quand même! C’est quelque chose que Sandra m’a accordé volontiers, parce qu’elle savait que ça faisait partie intégrante de la relation.»

Une relation qui a pris une tournure tout autre lorsque, sur le web, la rumeur a grondé que, horreur, Amina s’était fait kidnapper. Pendant que le monde entier se demandait: «L’avez-vous vue?», certains ont commencé à se demander: «L’avez-vous déjà VUE? Non, mais pour vrai? Ne serait-ce qu’une fois?» Personne ne s’est manifesté, mais… il y avait cette entrevue avec «elle» dans le respecté quotidien britannique The Guardian. Et puis, ont souligné certains, Amina devait exister puisqu’elle avait une copine québécoise. Sandra Bagaria, donc. Qui, plongée dans l’hiver montréalais, s’inquiétait pour son amoureuse-blogueuse. Pendant que ses pas foulaient la neige, traversaient la morne saison canadienne, Amina, elle, était plongée dans la révolution! Assistait aux manifestations! Risquait sa vie! Non…? «Amina a clairement joué sur de multiples vulnérabilités, remarque à ce propos Sophie Deraspe. Celle d’une personne qui, à ce moment-là dans sa vie, était seule. Celle de la Syrie, qui était en guerre. Celle des journalistes, qui n’avaient pas accès à l’information dans le pays. Amina a carburé là-dessus. Pour se donner une présence. Une consistance.»

«C’était le genre de nouvelles que les médias adorent», remarque d’ailleurs le journaliste Andy Carvin dans le film. «Quatre mots: Fille. Gaie. À. Damas.» Quatre mots qui encapsulent tellement de choses… «Je pense qu’en une phrase Andy a résumé pourquoi on s’est fait – en tout cas moi, je me suis fait – avoir, remarque Sandra. Parce que ce sont des clichés. Et parce que… on aime ça. Dans “A Gay Girl in Damascus”, il y avait tous les éléments. Le côté marketing. Une sorte de romantisme. Et des mots sur lesquels notre esprit est habitué à accrocher plus que sur d’autres.»

«Tout était là! s’exclame Sophie. Une femme. Politiquement contre un régime. En révolution. À la sexualité ouverte, publiquement. On est interpellés…» «On est naïfs», ajoute Sandra. Pourtant, dans la naïveté, il y a une certaine beauté, n’est-ce pas? «Imagine si on n’était plus naïfs! Il n’y aurait plus de surprises. On deviendrait blasés, aigris.» «On ne veut pas cesser de croire totalement non plus… mais il y a une vigilance à adopter», renchérit la documentariste. Et quand on pense à la mobilisation extraordinaire qui s’est organisée sur le web pour sauver Amina, ça donne quand même espoir qu’on n’est pas complètement anesthésiés et insensibles. Un peu? «Mais oui et non, tu vois, répond Sandra. Oui, la mobilisation a été extraordinaire parce qu’on a été capables de se lever et de collaborer pour trouver quelqu’un. Oui, c’était beau sur le moment. Mais à la fin, ça nous a montré à quel point on choisit nos causes pour des raisons qui ne sont pas super réfléchies. Et je m’inclus dans ça. Je m’inclus totalement dans ça. Ça me rend triste.»

Ce qui est triste aussi, c’est que l’histoire aura été qualifiée, par les médias du monde, de «canular». Pourtant, on avance, «canular», c’est un terme un peu… euh, réducteur, non? Parce qu’un canular, ça fait «haha». Pourtant ici, il y a tellement de couches. «Je pense que c’est le terme littéral, mais…» commence Sandra. «… c’est plus complexe que ça! ajoute Sophie. C’est plus qu’un canular! C’est…» «La création d’un personnage», complète son amie.

Et puis, rappelons qu’au cœur de tout ça, il y avait une histoire d’amour. Une vraie. Suivie d’une vraie peine aussi. «Je l’ai vécue, je la vis, et je l’accepte comme telle, dit Sandra. Comme une histoire parmi tant d’autres que j’ai eues, mais qui ont formé la personne que je suis aujourd’hui…»

[vimeo 118512964 w=640 h=421]

Articles récents du même sujet

Mon
Métro

Découvrez nos infolettres !

Le meilleur moyen de rester brancher sur les nouvelles de Montréal et votre quartier.