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Anna : l’horreur, de face

Photo: Les films Séville

Avec son nouveau film marqué d’un simple prénom, le réalisateur québécois Charles-Olivier Michaud nous force à regarder ces choses qu’on ne voit, ou pire, qu’on fait mine de ne voir, nulle part.

Elle peut avoir l’air d’une dure à cuire, dans sa veste, de cuir aussi, filant à toute allure sur sa moto dans les rues de Montréal. Mais Anna, protagoniste du film qui porte son prénom, incarnée par une actrice qui le porte également, à savoir la Française Anna Mouglalis, est marquée de blessures immenses et terribles. Lors d’un photoreportage en Asie, celle qui souhaitait dénoncer les injustices faites aux femmes a subi à son tour des violences. Elle en est revenue marquée, dans sa chair, dans son esprit. En proie à la colère, elle succombe à son tour. À la fureur, à la vengeance.

Scénarisé et mis en scène de façon réaliste et frontale par Charles-Olivier Michaud, Anna nous confronte à des horreurs pourtant tragiquement réelles. Entretien avec le cinéaste.

Le film parle de notre responsabilité, à tous, dans les atrocités qui arrivent dans le monde et ici. Anna demande à un Québécois rencontré à l’étranger : «T’es qui, toi, là-dedans?» Elle se demande à elle-même : «Qui suis-je, moi?» et nous avoue : «Je suis vous.» Par ce procédé, souhaitiez-vous qu’on se sente impliqués à la fois en tant que spectateur et en tant que citoyen?
Charles-Olivier Michaud : Oui, parce que le trafic humain, la prostitution, tout ce qui arrive dans le film, ce sont des choses qui existent depuis des lustres. Mais on n’en parle pas dans les médias, et c’est très peu documenté. C’est pour ça que je voulais explorer ce sujet très grave du point de vue de l’étrangère. La Blanche occidentale, européenne, canadienne. Elle est comme nous! Et parce qu’elle est comme nous, on peut dire : oh shit, ça pourrait nous arriver! Parce qu’en fait, on se fout complètement de ce sujet. C’est grave, on le voit de loin, ah, oh, on pleure. Mais jamais on ne devient impliqué personnellement. Jusqu’au jour où ça arrive à quelqu’un qu’on connaît.

Revenue au pays, complètement détruite, Anna dit à son amie incarnée par Pascale Bussières : «Je ne veux pas de ta pitié.» On suppose que, par ces paroles, vous souhaitiez dire la même chose au spectateur : «Elle ne veut pas, je ne veux pas, de votre pitié.»
Exact.

Quelle émotion aimeriez-vous voir se substituer à la pitié dans ce cas? Quelle émotion aide, selon vous, à changer les choses?
Je ne veux pas de pitié, car ce n’est pas un personnage qui se complaît là-dedans; elle est dans l’action. Et le film, ce n’est pas un film à thèse; c’est un film d’émotions, de sensations fortes. C’est physique. Les acteurs se sont livrés corps et âme. Littéralement. Anna a donné son corps au film, Pierre-Yves [Cardinal] aussi. Le maquillage, les tatouages, les coups, les combats, la torture. Je veux que les gens le vivent comme un thriller et qu’ils deviennent conscients d’une réalité qui existe, mais à laquelle moi, je n’ai aucune réponse. Et qui suis-je pour en donner une? Tout ce que je veux, c’est ouvrir les yeux. Provoquer. C’est le cinéaste en colère qui dit : «Regardez-moi! Heille! Vous!» Le cinéaste qui a envie d’affirmer sa voix, qui n’a pas envie de se censurer, qui a envie d’être dans votre face. Là.

Art Anna Charles-Olivier Michaud Anna Mouglalis crédit Séville_C100

Anna (tout comme son amie d’ailleurs) est un personnage de femme forte et très solitaire. Pensez-vous que cette solitude fait partie de sa force?
Hm… Je pense que sa solitude vient du fait que personne ne peut comprendre ce qu’elle a vécu. C’est pour ça qu’elle s’isole. Elle ne veut pas expliquer; ce n’est pas dans sa nature. Elle seule peut faire partie de son parcours, elle seule peut comprendre ce qui lui est arrivé. Ça vient aussi du fait que moi, je suis très solitaire. Je suis passé au travers de plein de choses dans ma vie seul, et j’avais envie d’un personnage seul et silencieux.

Dans ce film, vous observez et filmez quelqu’un qui observe et qui filme. Est-ce que ça vous permettait de vous identifier davantage au personnage? Ou était-ce un défi?
C’est dur de filmer quelqu’un qui observe! C’est passif, observer! Ce qui est intéressant, par contre, c’est quelqu’un qui observe à travers une lentille, à travers la caméra. Comme Anna. Car observer à travers quelque chose de physique, c’est actif! Avec une caméra, notre regard est changé parce qu’il y a un filtre entre nous et notre sujet.

Il y a cette séquence, tournée à l’étranger dans un pays jamais nommé, où Anna marche dans une rue remplie de femmes prostituées. Reluquées par plein d’hommes qui passent. La plupart sont vieux. Tous sont Blancs. Une image terrible et choquante.
Une image qui n’était même pas planifiée… On est allés filmer de façon sauvage, dans la rue, comme c’est. Ça, c’est la vérité! Sans aucune «intervention cinéma». Ça me dégoûte! Et j’avais envie que ces images parlent. Parce que le monde occidental a les mains là-dedans et qu’il en profite en catimini.

Dans votre film précédent, Exil, un jeune garçon haïtien devait se construire après avoir quitté son pays natal. Ici, Anna doit se reconstruire après avoir vécu un traumatisme à l’étranger. Un processus que vous souhaitiez explorer d’emblée?
En fait, au début, c’était encore pire que ça. Je voulais qu’Anna reparte complètement de zéro, qu’elle réapprenne à marcher, à manger, qu’elle revienne de la mort. Mais c’était devenu trop dur et ça se complaisait dans la violence (déjà que le film était dur à la base!) Donc, j’ai trouvé un milieu. Je n’ai jamais vécu de sévices graves comme ça, mais j’ai vécu, dans mes voyages, des choses qui m’ont changé. Et c’était une façon extrême de parler de sujets qui me touchent.

Filmographie
Charles-Olivier Michaud en trois films :
• Snow & Ashes (2010)
• Sur le rythme (2011)
• Exil (2013)

Anna
Présentement en salle

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