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Pinocchio: pure invention

Photo: Chantal Levesque/Métro

«Avec mes films, j’essaye de comprendre le monde. Et pour comprendre le monde, je passe par ma famille.» Ainsi, dans Pinocchio, André-Line Beauparlant parle certes de son frère, mais aussi de tous ces gens qui «ne fittent pas». Qui avancent dans la vie à leur manière, en prenant les petits sentiers excentrés, sinueux, un peu croches. Tous ces marginaux pour qui un quotidien tranquille, des responsabilités et des règles savamment respectées, ça représente quelque chose d’un peu… surréaliste. «Je les aime, les misfits! Oui, je les aime.»

«Il est beau, mon frère!» s’exclame André-Line Beauparlant avec un sourire grand comme ça. Beau parleur, oui. Avec une bonne bouille. «Un cow-boy. Un vagabond. Un mythe.» Un type avec de la tchatche, du bagout.

Ce frère, Éric de son prénom, on l’avait déjà croisé dans un autre documentaire signé par la cinéaste québécoise. Le petit Jésus. Un film dans lequel elle interrogeait ses proches pour dresser le portrait de son autre frère, Sébastien, né avec un lourd handicap.

Au volant d’une voiture, le grand Éric se confiait alors à la réalisatrice. Sur son lien avec leur regretté petit frère malade. Mais aussi sur sa propre existence faite de déroutes. Sur sa jeunesse passée à mentir. Une habitude qu’il avait prise juste comme ça, juste parce que, juste pour exister. «Les autres enfants allaient au zoo; nous, on ne faisait jamais rien.» Ce rien, il l’a transformé en quelque chose. En sorties imaginaires, en super histoires. Des histoires bien ficelées, qui se suivent. «Avec un passé et un futur.»

Onze ans après cette «apparition spéciale» à l’écran, ce charmeur embobineur devient la star du nouveau documentaire d’André-Line Beauparlant, Pinocchio. «Mes films parlent du vrai monde avec des petites vies, précise la cinéaste. On n’est pas à Hollywood.»

Pourtant le personnage d’Éric, esbroufeur souriant, pourrait être le héros d’un blockbuster rocambolesque. Catch Me If You Can, la sœur!

D’ailleurs, quand André-Line l’attrape au début de son film, dans un pays étranger ensoleillé («On est où? On fait quoi?» Flou volontaire), la complicité qui lie les deux frangins transparaît instantanément à l’écran. «T’as une belle barbe!» qu’elle lui lance. «Et une moitié de dent!» complète-t-il. Éclats de rire.

Car si ce film est marqué d’instants difficiles, de sentiments qu’on devine troubles, de problèmes irrésolus, il y a aussi énormément de rigolade dans ce périple semé d’embûches. De blagues. Et de souvenirs. Certains d’entre eux les attristent. Mais la plupart les font se bidonner. Comme durant cette discussion sur une plage, où les deux complices discutent de l’Ancien Testament («Noé avec son bateau, c’est comme… Voyons donc!») Ou lors de ce moment magique où, assis sur un banc de parc, Éric exécute un tour de cartes devant sa sœur fascinée («Des trucs inutiles, j’en ai plein!»)

Le jour où nous la rencontrons dans un café du Mile End, la réalisatrice confie que son frère «a encore disparu». Qu’il est quelque part, au large, sur un bateau, une barque, dans un pays lointain, qui sait? En guise de carte pour la guider, elle, elle a posé sur la table qui nous sépare un napperon recouvert de notes au stylo qu’elle a prises au sujet de son propre documentaire. Et auxquelles elle jette parfois un coup d’œil avant de soudain laisser planer un long silence, les yeux dans le vague. «Je l’aime, mon frère, mais je suis aussi hyper troublée par lui, confie-t-elle. Par sa façon de faire, par sa façon de mentir. Je suis troublée, en fait, qu’on ait autant besoin de s’inventer. C’est ça qui me chavire, qui me fait perdre pied un peu.»

Pinocchio

«À l’âge de sept ans, c’est là que tout commence. Mon frère fait sa première communion, il a sa toge, beding, les cloches sonnent et… on part. C’est à ce moment qu’il se met à s’inventer. Et il a continué, il continue encore. C’est fou. C’est fou! Le film va sortir, avec son ombre derrière, et il n’est pas là, il ne l’a pas vu. Il a encore disparu.»

Ce qui la trouble aussi, c’est de ne pas avoir trouvé toutes les réponses en réalisant un film sur lui. «Je pensais que… Je pensais qu’on allait avoir une plus longue conversation. Je voulais le suivre partout! Dans tous ses voyages! Partout dans le monde! Mais ce n’est vraiment pas ça qui est arrivé. Pas du tout.»

Ce qui est arrivé : un mystérieux mec s’est mis à appeler la réalisatrice en lui disant qu’il laisserait Éric tranquille en échange d’une somme notable d’argent. Et soudain, André-Line Beauparlant est devenue la protagoniste de son propre documentaire. «Je n’étais pas censée être dans ce film-là! s’exclame-t-elle. Je n’ai pas voulu faire un film où la caméra se tourne vers moi! Il n’a jamais été question de ça! Quelque part, moi aussi, je me suis fait arnaquer. Mon frère a réussi. Il a vraiment réussi. Il s’est dit : “Ouain, tu ne m’auras pas.” Et wop! Ça m’a complètement glissé des mains, cette affaire-là. Complètement.»

«Heureusement», dit-elle, ses «complices de toujours» étaient là pour l’épauler dans l’entreprise. Son compagnon, le cinéaste Robert Morin, qui a signé des œuvres majeures telles Quinconque meurt, meurt à douleur et Requiem pour un beau sans-cœur, officie à l’image. Sa collaboratrice indéfectible, Sophie Leblond, est au montage.

Heureusement qu’ils étaient là, donc, car le cocktail d’émotions était explosif. La cinéaste se souvient d’avoir tour à tour oscillé «entre la colère, la grande peine» et la fascination. «Je ne me lasse pas de le regarder et de l’écouter, mon frère! Il est hallucinant! Il est capable de parler, il n’a pas de misère avec la caméra, il capte la lumière. Il a tout le temps quelque chose à dire. C’est pas possible!»

S’il lui a aussi été impossible de comprendre toutes les raisons qui le poussent à duper son prochain, Éric lui a tout de même offert une piste de solution. Mentir, dans la vie, «ça met un petit peu de sauce piquante!»

Mais, dans le film, sa sœur montre qu’au-delà de l’assaisonnement, ça cause pas mal de remous. L’inquiétude qu’elle laisse filtrer par parcelles en entrevue, c’est, à l’écran, sa mère qui en parle. «C’est-tu vrai? C’est-tu pas vrai? Il s’est-tu mis dans drogue? Est-ce qu’il a payé le pusher? C’est toutes des questions que je me pose. La vérité, je ne la saurai jamais!» lance-t-elle, exaspérée.

«Ce n’est pas si simple! Ce n’est pas facile! Ça demande de l’imagination, et beaucoup de travail, commente la réalisatrice. Mon frère ne travaille pas… mais il doit tellement travailler pour vivre. Pour survivre!»

Dans sa vie et son travail à elle, André-Line fait des films. Mais cette ancienne étudiante de l’École nationale de théâtre en scénographie agit aussi à titre de directrice artistique. Celle d’Incendies, c’est elle. Celle de Gaz Bar Blues itou. Et de La moitié gauche du frigo. «Je pense que je ressemble probablement plus à mon frère que je le pense. Je ne M’INVENTE pas comme lui, mais J’INVENTE avec mon cinéma et avec mes patentes. Lui s’invente une vie; moi j’invente des films. On invente la réalité.»

Pinocchio
En salle vendredi

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