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Face à face avec les Salafistes

Photo: Collaboration spéciale

https://www.youtube.com/watch?v=Mjk0ug-n_X8

«Sous prétexte de vouloir filtrer l’horreur, on finit par nier l’horreur.» En montrant l’indicible, le documentaire Salafistes nous empêche de faire comme si.

En 2012, le réalisateur français François Margolin et le journaliste mauritanien Lemine Ould Salem ont voulu comprendre et exposer «comment on vit sous la charia». Pendant trois ans, ils ont voyagé en Irak, au Mali, en Syrie, en Tunisie, en Mauritanie pour rencontrer des salafistes, comprendre cette mouvance de l’islam radical, filmer sans filtre le discours de certains idéologues et montrer des images de l’application concrète, sur le terrain, de leurs enseignements: les exécutions, les coups de fouet, les défenestrations, les lapidations, les amputations.

Terminé quelques jours avant le 13 novembre 2015, dédié aux victimes des attentats de Paris et d’ailleurs, leur film est présenté sans narration, suscitant la polémique sur son passage. François Margolin, qui fut il y a longtemps monteur et assistant du vétéran documentariste et photographe Raymond Depardon, dit que c’est de cette façon qu’on frappe les esprits. «Ce qui reste aujourd’hui de la guerre du Vietnam, par exemple, c’est les photos les plus violentes. Ce n’est pas du voyeurisme, c’est une réalité. C’est le monde qui est compliqué, aujourd’hui! C’est la réalité du monde qui est complexe!»

D’entrée de jeu, sur fond noir, vous énoncez, par écrit : «Ce film choquera peut-être, mais nous le croyons nécessaire.» Pensiez-vous qu’il choquerait autant?
Non! Pas du tout! On ne cherchait pas à choquer; on cherchait à informer. On pensait qu’il était utile de montrer – c’était déjà il y a trois ans – que les salafistes, et même les djihadistes, en l’occurrence, n’étaient pas des loups solitaires, des gens qui sortaient d’un asile psychiatrique, une secte ou un petit groupe; que c’était quelque chose de répandu. Une idéologie. Mais c’est devenu, pour le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Culture français, un film à abattre. Ils voulaient l’interdire pour apologie du terrorisme, disant que c’était une tribune pour les djihadistes, alors que ça nous semblait évident que c’était le contraire! On ne s’attendait pas à toutes ces attaques. On s’attendait plutôt à être sollicités pour les risques qu’on avait pris en filmant ces gens!

Avec ce film, vous semblez dire que c’est en connaissant un discours extrémiste, sa logique tordue, ses visées violentes et sa mécanique bien huilée qu’on parvient à le déconstruire, à lui opposer des arguments.
Oui. En tout cas, c’est un témoignage. Je n’ai jamais pensé qu’un film pouvait changer le monde! Mais je pense que c’est le travail d’un documentariste et d’un journaliste d’aller interviewer même les gens les plus dangereux ou les plus compliqués de la planète. Enfin, c’est vieux comme le monde! On n’est pas les premiers à faire ça. Le journaliste anglais qui a interviewé Ben Laden [Robert Fisk] est devenu une star de la presse mondiale! Ce qui est plus étrange, c’est pourquoi, dans ce contexte, en France, tout d’un coup, c’est considéré comme «faire de la propagande». Je n’ai pas encore totalement trouvé toutes les clés.

Dans une scène tournée à l’intérieur d’une voiture, Abou Mohamed, chef de la police islamique de Gao, au Mali, écoute des instructions dans son walkie-talkie et explique à votre caméra : «On m’informe qu’une femme n’est pas habillée correctement.» Puis, il dit : «On n’a de mépris pour personne. Si on constate un péché, on agit avec sagesse et bienveillance.» L’image d’après, vous montrez des hommes lourdement armés. C’est par ce genre de contrastes, plus que par la narration, que vous avez voulu insister sur les atrocités?
Notre point de vue, effectivement, s’exprime beaucoup par le montage. Plus que par des commentaires ou des explications de gens prétendument savants. On avait 70 heures de rushes, on a fait 72 minutes. C’est le privilège même de faire des films, de pouvoir jouer avec la matière comme ça. Ce n’est pas comme écrire un article ou un livre. Passer d’une image à une autre, ce n’est pas anodin! Et même les images violentes qu’on a mises dans le film, on les y a mises pour illustrer le propos. Pour montrer que, derrière un discours assez construit, assez structuré, assez calme, il y a éventuellement des actions extrêmement violentes qui sont posées.

Franzoesische Filmtage Tuebingen 2015

Le documentariste François Margolin, qui a coréalisé Salafistes avec Lemine Ould Salem.

Dans un segment terrifiant, vous montrez un jeune Malien qui, après s’être fait couper la main, remercie son tortionnaire pour sa clémence, pour l’avoir «remis dans le droit chemin». C’est un des rares instants où votre film montre le point de vue d’une victime… et celle-ci remercie son bourreau, qui «veille» à côté de son lit d’hôpital. Trouviez-vous cela aussi horrible qu’évocateur?
Ça en dit long sur l’idéologie et le type de régime où l’on est! Ça prouve vraiment qu’on est arrivés à un degré de répression absolument considérable! En plus, c’est un plombier, et on lui a coupé la main… C’est une scène qui m’a fait penser à un film de Costa-Gavras que j’ai vu il n’y a pas longtemps sur les procès de Prague à l’époque soviétique [L’aveu]. Le personnage du [politicien communiste] Artur London, joué par Yves Montand, finit par avouer les crimes dont on l’accuse, alors qu’il ne les a jamais commis! Cette intériorisation qui amène à s’accuser de trucs qu’on n’a pas faits sous la pression, c’est quelque chose qui me terrifie.

À certains moments, on vous entend en voix-off demander par exemple «Pourquoi?» quand un des idéologues vous dit : «La démocratie, c’est pire.» C’était important qu’on entende ne serait-ce qu’un peu de vous à l’écran?
On a laissé deux, trois questions dans les moments où ça nous semblait essentiel. Sauf que, voilà, on est aussi avec des gens qui ne sont pas des enfants de chœur! On ne peut pas tout le temps les relancer sur tout – quoique, sur les droits de l’Homme, on l’a fait. Ils ne sont pas très, très simples à interviewer, c’est le moins qu’on puisse dire! À leur décharge, on pourrait ajouter qu’il y a aussi plein de gens dans des endroits beaucoup plus démocratiques qui ne sont pas non plus très simples à relancer sur tous les sujets! Ce n’est pas pour les excuser, loin de là, mais ce n’est pas la première fois que ça m’arrive…

«En général, tous les régimes qui ont commis des massacres essaient d’en faire disparaître les traces et les images. C’est le cas des Khmers rouges, des nazis, des Soviétiques dans les goulags. Les djihadistes, au contraire, non seulement sont fiers de ces massacres, mais ils en diffusent aussi les images partout sur Internet.» -François Margolin, documentariste

Vous demandez notamment au proprio d’une boutique salafiste (qui vend, entre autres, des parfums sans alcool et des drapeaux du groupe armé État islamique) s’il veut aller faire le djihad. Il vous répond: «Si Dieu le veut, j’irai en Syrie.» «Vous n’avez pas peur de la mort?» poursuivez-vous. «Non! Non! On souhaite la mort!» Trouvez-vous que cela résume une grande partie du problème? Cette absence absolue de peur?
Je crois que ça résume beaucoup de choses. C’est assez inédit, en fait. Même dans les régimes totalitaires, les gens avaient une sorte de peur de ce qui arrivait après. C’est ce qui distingue les djihadistes de ceux qui ont fait des massacres à Srebrenica, en Yougoslavie, ou des Hutus qui ont tué des Tutsis au Rwanda, ou même des nazis. Ils croient que la vraie vie, elle, est après la mort. On ne peut pas les menacer du Tribunal international de La Haye; ils s’en foutent complètement!

Il y a un moment complètement surréel dans votre film, celui où un jeune homme au look branché vous présente «SLF Magazine, le magazine du salafi moderne». Un site au design tendance, comme on en voit tant, sur lequel il publie des articles, notamment «Avoir une belle barbe en 7 points», «16 objets indispensables à posséder avant d’aller en Syrie» ou «Les 5 destinations de rêve pour un djihadiste : Afghanistan, Syrie…» Comment on réagit quand on se retrouve face à un jeune qui nous expose sa vision des choses comme ça?
Écoutez, moi, ça me fascinait! J’avais entendu parler de ce site, qui depuis, a été fermé, et je voulais absolument le rencontrer. Je trouvais que ça prouvait, très concrètement, qu’on peut être à la fois pour l’application de valeurs ultraconservatrices (parce que le principe des salafistes, c’est de revenir aux valeurs des ancêtres d’il y a 14 siècles) et, en même temps, pour une forme totale de modernité. Je crois que c’est emblématique de la nouvelle génération de salafistes, de djihadistes (pas ceux de l’époque d’Al-Qaïda, mais ceux d’aujourd’hui – État islamique et autres) qui sont souvent encore plus violents, mais qui passent leur temps à tweeter et à envoyer des photos, derrière leur ordinateur. Ça me semblait essentiel pour montrer la façon dont leur idéologie se répand. Si on ne comprend pas ça, on ne comprend pas comment elle peut séduire des jeunes dans différentes villes du monde.

Salafistes
Présenté dans le cadre de Vues d’Afrique
À la Cinémathèque québécoise
Mercredi à 18 h et samedi à 15 h 30

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