Si j’ai voyagé

White bus in speed driving on an empty open road towards the setting sun in blurred motion. Photo: Getty Images/iStockphoto

Si j’ai voyagé, c’est par peur. Peur du monde.

Pour la poésie des semelles de vent à Arthur Rimbaud et pour la fureur du jazz à Jack Kerouac, j’ai eu envie de voyager. «La route, c’est la vie.» Le premier a été trafiquant d’armes en Afrique avant qu’une tumeur au genou lui donne le coup fatal. L’autre est décédé d’une cirrhose du foie chez sa mère, exactement trois mois après que l’Humain a fait son plus long voyage en mettant le pied sur la Lune. Ces deux trimardeurs ont été mes potes de pérégrinations.

Depuis ma jeunesse, une chienne me suit. Au début, elle m’attendait sur le seuil de ma porte de maison. Gamin, j’ai passé des nuits blanches à craindre la chienne. Ma mère me demandait : «De quoi t’as peur, Fred?» J’ai peur d’avoir peur. J’ai peur de rester coincé et de ne plus être capable de m’en sortir. «Coincé où? Sortir d’où?» Je sais pas. Coincé seul avec moi. Ne devoir compter que sur moi.

Mes parents m’ont poussé dehors pour que la chienne me morde. Finalement, pas grand-chose. Au loin, un petit pitou. Mais la chienne n’avait pas renoncé.

Alors, j’ai surtout voyagé pour vaincre cette peur que j’avais dans le ventre. Abattre la chienne avant que mon estomac ne devienne un bunker.

Été début vingtaine, avec Isabelle, j’ai traversé tout le Canada en bus Greyhound et la Colombie-Britannique sur le pouce comme deux clochards célestes dormant dans une tente à l’abri des regards. Puis, je suis parti pour l’Europe et le Maroc pendant six mois, sans but, sinon celui de me retrouver face à ma chienne. Ensuite, je suis allé vers l’est, aux îles de la Madeleine, encore armé de mon bon vieux pouce et de cette tente pour sentir l’air des anges vagabonds. Chaque fois que j’arrivais face à ma chienne, elle disparaissait.

En fait, elle allait m’attendre plus loin. Emportant avec elle les frontières de ma peur, redessinant en même temps le territoire de ma confiance. Rimbaud me murmurait à l’oreille : «L’air marin brûlera nos poumons, les climats perdus nous tanneront. Nous reviendrons, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux.»

Avec Marie, nous nous sommes rendus au Vietnam comme deux petits touristes. La chienne m’a pris. Nous avons continué d’avancer, laissant la chienne derrière. L’année suivante, nous sommes allés au Pérou, où je suis tombé malade. La chienne me regardait au pied du lit. Nous avons continué vers le Chili, délaissant la chienne péruvienne en haut du Machu Picchu avec les fantômes incas. Voilà. La chienne a plus en commun avec les fantômes qu’avec les vivants. Je n’ai pas vu la chienne à Santiago ni à Valparaiso. Mais j’ai aperçu au loin le poète chilien Pablo Neruda qui flattait un chien édenté.

J’ai voyagé pour voir où arrête l’humanité. On m’a aimé dans toutes les langues. On m’a rassuré dans des cultures inconnues. J’ai été secouru par des bouddhistes vietnamiens, des musulmans marocains, des athées français, des syncrétistes péruviens. Bonne nouvelle : elle n’a pas de fin.

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