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Une vie réussie

On parle beaucoup de l’intégration sur le marché du travail des personnes ayant une déficience intellectuelle ces jours-ci, à la suite de l’histoire de cette grande compagnie américaine de vente au détail qui a décidé de mettre fin à son programme d’insertion avant de se rétracter.

C’est un sujet qui me touche particulièrement.

«Idiot», «mongol», «pas-vite», «cave», «tata», «stupide» – on a traité mon frère de tous ces noms et de bien d’autres, pires encore. Dans sa jeunesse, on l’a transbahuté d’une classe à l’autre, de la classe d’accueil avec de jeunes immigrants, dont le seul «handicap» était de ne pas parler français, à la classe pour enfants ayant des problèmes de comportements, même si lui n’en avait pas. Il a vogué, au rythme des réformes, dans différents programmes d’intégration, bringuebalant comme un bouchon de liège sur une mer de solutions temporaires secouée par des tempêtes d’incompétence bureaucratique et de bons sentiments.

N’oublions pas que l’intégration des personnes ayant un handicap intellectuel est un phénomène récent. Et le passé est loin d’être glorieux. Nul besoin de remonter à l’Allemagne nazie où le régime a, dès son élection en 1933, commencé à procéder à la stérilisation forcée, à l’institutionnalisation à large échelle et même à des euthanasies; au Québec, de 1940 à 1980, des milliers d’enfants handicapés ont été arrachés à leurs familles, arbitrairement diagnostiqués de troubles mentaux et placés en hôpital psychiatrique.

Malgré un progrès indubitable dans la protection et l’intégration des personnes handicapées intellectuellement, beaucoup reste à faire. Le problème, c’est que l’intelligence – et sa mesure – reste un profond tabou dans la société et fait débat même parmi les psychologues et les chercheurs. Existe-t-il une seule sorte d’intelligence générale? Ou est-ce que l’intelligence est par nature multiple et formée de différentes composantes irréductibles? Il existe en outre une corrélation incontestable: les gens qui ont un QI plus élevé tendent à avoir de meilleures perspectives d’emploi, un meilleur salaire, commettent moins d’actes criminels, vivent plus longtemps et sont en meilleure santé.

J’ai longtemps eu honte de mon frère. À l’adolescence, je ne parlais pas de lui à mes amis et il m’est même arrivé de dire que j’étais enfant unique. Ça m’a pris des années avant de comprendre que ce qui me faisait peur, au fond, c’était de penser que la vie de mon frère serait en quelque sorte perdue, une vie échouée, sans carrière et sans grande réalisation.

C’est seulement des années plus tard, pendant mes études en philosophie, que j’ai commencé à faire la paix avec cette réalité. Un jour, j’ai formulé la question de cette manière: mais qu’est-ce donc qu’une vie réussie? Se définit-on par sa carrière? Ses avoirs? Ses réalisations? Sa popularité?

Cette question philosophique ancienne et complexe ne touche pas que les personnes handicapées. Dans les prochaines décennies, une révolution va secouer le marché du travail: l’automatisation et l’intelligence artificielle feront disparaître des centaines de milliers d’emplois. Une portion importante de la population se retrouvera sans emploi. Il faudra alors apprendre à réfléchir collectivement sur ce qu’est une vie réussie à l’extérieur d’un parcours traditionnel.

Les personnes vivant avec une déficience ont beaucoup à nous apprendre là-dessus. Il faudrait peut-être les écouter.

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