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Interviewer ou non un xéno miso?

Ceux qui reprochent à Gab Roy d’avoir interviewé un hurluberlu misogyne et raciste, trop fâchés par le contenant, font le mauvais procès du contenu.

Deux quarantaines par année, je passe tous les jours devant le monsieur qui milite contre l’avortement devant la clinique Morgentaler sur le boulevard Saint-Joseph. Bien que je ne partage pas ses convictions, cet homme gris, calme, et visiblement résistant au froid me fascine. Un jour, je l’interviewerai. Ça n’a juste pas adonné encore.

Une de mes plus grandes passions est d’interviewer des «spéciaux», des gens qui ne font pas les choses comme les autres, qui sortent des sentiers battus, des hors normes, des personnages. J’en ai interviewé près de 200 jusqu’à maintenant. Mes collègues les appellent parfois mes «weirdos», mais j’ai plus de respect que ça envers ceux que j’interviewe, que je sois d’accord ou non avec eux. Bien qu’ils soient rarement aussi controversés que le premier appelé à la barre de Gab Roy, j’ai toujours la même approche : ne pas juger, ne pas débattre, questionner, qu’il s’agisse d’un pianiste nu, d’un chasseur de fantômes, d’une professeure de yoga pour chiens ou d’un survivaliste. J’ai assez confiance en l’intelligence des lecteurs pour se faire leur propre idée de l’individu à l’issue de l’entrevue.

Les Francs-tireurs, Christiane Charrette, Anne-Marie Dussault, Marie-France Bazzo mènent tous des entrevues qui, sans être complaisantes, laissent ainsi le soin à l’auditeur de tirer ses propres conclusions. Qu’ils soient d’accord ou non avec leur intervenant importe peu et, en fait, ne devrait même pas jouer dans la balance, en autant qu’ils laissent à ce dernier suffisamment de corde pour se pendre. On accorde d’ailleurs généralement plus de crédibilité au résultat d’une entrevue lorsqu’on a l’impression que celle-ci a été menée sans que l’opinion de l’intervieweur n’interfère.

Évidemment, Gab Roy est loin d’être le gardien d’une solide tradition de neutralité journalistique et le fait qu’il ait interviewé un plus croche que lui ne le rend pas plus droit. On peut faire un Curieux Bégin de soi et juger qu’on aurait fait une meilleure job que lui. Interviewer est un art qui s’apprend et se façonne. On peut se demander alors pourquoi choisir Gab Roy pour mener cette entrevue. Ceux qui ne le connaissent que par l’affaire Mariloup Wolfe jugeront peut-être que la ligne entre sa propre misogynie et celle de son interviewée est trop ténue pour que l’on puisse faire la différence entre les deux. Peut-être que Gab Roy n’a pas encore la crédibilité qu’il faut, comme intervieweur, pour pouvoir interviewer sans juger, sans débattre, seulement en questionnant. Car c’est en somme ce qu’il a fait. Personnellement, j’encourage toute forme de créativité qui pousse à chercher ce qu’il adviendrait si on mettait deux affaires ensemble, quelles que soient les deux affaires. La démarche, en soi, est légitime. Le résultat, une sorte de Francs-tireurs des pauvres, n’est pas dépourvu d’intérêt et un montage audacieux atténue les lacunes de l’intervieweur.

On peut trouver que Voir nivèle par le bas en recourant à des blogueurs dont la popularité repose en grande partie sur la bêtise (et je ne mets évidemment pas tous les participants à trouble.voir.ca dans le même panier). On peut rire de ce virage mercantile. On peut faire le procès de Gab Roy. Au fond, j’ai l’impression que toute cette incompréhension est surtout le fruit de l’incapacité du Voir à communiquer clairement ses intentions ou à rassurer ses lecteurs, puisqu’une partie de son public ne semble pas comprendre.

Mais je trouve inquiétant que l’on fasse le procès de l’entrevue d’un extrémiste raciste et misogyne. Sous prétexte que c’est pas beau, on voudrait ne pas montrer que ça existe? Et quoi encore? On arrête la couverture de guerre parce qu’on ne veut pas voir des enfants mourir? On ne fait plus de reportage sur les groupes homophobes en Russie de peur que ça influence du monde à penser comme ça? C’est avoir bien peu confiance en la capacité du monde à faire la part des choses, et bien peu d’estime pour le contenu.

Le jour où j’interviewerai le monsieur qui passe ses journées devant la clinique Morgentaler, ça ne voudra ni dire que j’approuve sa cause, ni que je veux propager sa pensée. Ça voudra dire que je valorise, dans une société démocratique, toute démarche visant à comprendre les motivations de ceux qui ne pensent pas comme moi, qui ne pensent pas comme la majorité, voire même de ceux qui ne pensent pas rond. Et je m’inquiète de voir que l’on voudrait discréditer cette curiosité nécessaire qui nous emmène à essayer de comprendre. Même quand ça sent pas bon.

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