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Le lion contre l’humanité

Photo: Facebook

Alors que trop d’individus semblent s’émouvoir de la mort d’un lion au Zimbabwe, d’autres reprochent à l’humanité d’accorder une attention disproportionnée à cet évènement à la fois tragique et ordinaire, alors que des enfants meurent de famine et que des femmes autochtones disparaissent dans la plus grande indifférence. Tout le monde a un peu tort et raison à la fois.

«Je vais commencer à porter un costume de lion quand je sors de chez moi, comme ça, si je me fais tirer dessus, les gens vont être émus», a lancé sur Twitter Roxane Gay, l’auteure de Bad Feminist, pour mettre en opposition le manque d’intérêt à l’égard des afro-américains abattus par des policiers, par rapport à l’élan de sympathie suscité par Cecil le lion.

Opposer deux tragédies de la sorte mène rarement à l’avancement de l’humanité. Premièrement parce qu’il est possible de s’émouvoir à la fois de la mort d’un spécimen protégé ET du drame qui s’abat quotidiennement sur les populations les plus vulnérables. On a vécu un épisode éloquent de ce genre de manichéisme lorsque la mort de Steve Jobs, qui émouvait une large portion de la population, a été opposée à la famine qui faisait alors des milliers de victimes dans l’Est de l’Afrique. Des gens ont partagé en masse l’image intitulée «One dies, million cry. Million die, no one cries.», le cœur au poing, la rage au ventre, pour retomber dans le confort de leur indifférence le jour suivant. Voilà ce que le sociologue Luc Boltanski appelait «souffrir à distance» : s’émouvoir sans vraiment pouvoir y faire quoique ce soit.

Ensuite, une fois qu’on s’entend sur le fait qu’il y a des drames plus ou moins graves, comment classe-t-on ces drames de façon à s’en indigner adéquatement au moment opportun? Faut-il accorder une seule minute de deuil à Cecil le lion et souffrir en silence plusieurs jours en solidarité avec les enfants des bidonvilles? Et une fois qu’on s’indigne du sort des plus démunis, que fait-on? Comment peut-on intervenir? Vous pouvez bien donner de l’argent à Vision Mondiale pour acheter un peu de tranquillité d’esprit, mais on vous apprendra tôt ou tard que cette organisation chrétienne déverse ses valeurs des années 50 sur les pays du tiers-monde tout en maintenant des frais administratifs déraisonnables.

La complexité de telles situations pousse depuis toujours l’humain à dresser une barrière psychologique entre un phénomène sur lequel il a peu d’emprise et sa propre quiétude. Sinon, l’humain serait toujours malheureux. Le cœur choisit ses combats et en terme de souffrance, ce n’est pas tant la gravité du drame qui détermine notre degré de compassion, mais la règle de proximité. On accordera plus d’attention à une nouvelle à laquelle on peut s’identifier, soit parce que les protagonistes nous ressemblent, ou parce que l’événement a eu lieu physiquement près de nous.

La mort du lion Cecil a généré plus de 1,5 million de mentions dans le monde, selon Influence Communication. En comparaison, la crise de Ferguson ayant suivi le meurtre de Michael Brown par un policier blanc avait généré 106 000 articles de journaux et 650 000 mentions dans les médias électroniques. Plusieurs facteurs peuvent entrer en jeu dans la couverture médiatique d’un événement, notamment le manque de concurrence pour notre attention durant la période estivale. Mais connaissant la règle de proximité, il est tout de même étonnant qu’on semble se sentir plus près d’un lion au Zimbabwe que d’un jeune Noir à une dizaine d’heures de voiture de chez nous.

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