Soutenez

Comment fabriquer du crack télévisuel

Si vous avez entre 20 et 40 ans et que vous fréquentez un tant soit peu les réseaux sociaux, on vous a probablement déjà convaincu de vous garocher sur la série Making a Murderer de Netflix, que vous avez télévorée en moins de temps qu’il n’en faut pour mettre un innocent derrière les barreaux, terminant votre course dans un état dubitatif, empreint d’un désir incommensurable d’en savoir plus et de discuter du cas Avery avec amis et collègues. Vous ne trouverez pas ici d’indices supplémentaires permettant d’incriminer ou de disculper Steven Avery ou Brendan Dassey, mais plutôt une modeste réflexion sur ce que cette drogue dure télévisuelle dit de nous.

[Avertissement de divulgâcheur] – Ce texte s’adresse à des personnes qui ont DÉJÀ visionné l’entièreté de la série Making a Murderer. Les autres peuvent revenir dans trois jours.

1. Qu’on le veuille ou non, notre cerveau aime les théories du complot

Les intellectuels, et plus particulièrement les journalistes, aiment habituellement mépriser les adeptes des théories du complot, ceux qui s’accrochent à des détails pour échafauder des scénarios dans lesquels le 11 septembre 2001 n’aurait jamais eu lieu ou encore où les attentats de Boston n’auraient été qu’une grande mise en scène. S’il est parfois tentant de donner un début de crédit à ses explications, la plupart des êtres rationnels acceptent la version officielle des faits, celle mise de l’avant par des journalistes réputés pour faire leur travail dans les règles de l’art, avec tout ce que cela comporte de vérifications. Mais donnez un tant soit peu de crédibilité à l’une de ces théories – par exemple en la diffusant sur Netflix – et le cerveau en redemande, comme si c’était de l’héroïne. Plus la théorie semble saugrenue – ex. des policiers auraient introduit des preuves fallacieuses comme le sang du suspect dans une scène de crime – plus le cerveau semble s’exciter. On peut certainement mieux comprendre le trip des adeptes des théories du complot depuis la diffusion de Making a murderer. Les théories du complot, c’est fun.

2. Marshall McLuhan avait raison

Ça nous aura pris plus qu’un bacc en communication pour le comprendre, mais en effet, force est d’admettre que le médium est bel et bien le message. Cette série en est la preuve. Diffusez-la sur TLC, cette chaîne racoleuse à tendance cabinet des curiosités, et vous en tirez une toute autre perspective. En fait, il y a fort à parier que diffusée sur TLC, Making a Murderer sombrerait du côté des théories à 5¢. Mais sur Netflix, c’est très cool, pas de danger.

3. La nature a horreur du vide

Si vous avez fini de visionner les dix épisodes de la série de Laura Ricciardi et Moira Demos, vous êtes probablement convaincus que Brendan Dassey et Steven Avery sont les malheureuses victimes des failles du système de justice américain ou pire, d’un véritable coup monté par les forces de l’ordre du comté de Manitowoc. MAIS! Si vous êtes restés sur votre faim, vous avez probablement glané a posteriori ici et là des articles présentant une autre version des faits, comme celui-ci. Ce texte présentant d’autres éléments de preuves exclus du documentaire, majoritairement trouvées sur Reddit – pour ce que cela vaut – n’est pas plus ou moins crédible que la démarche des réalisatrices de Making a Murderer. Chacune de ces versions, y compris celle des «méchants», semble pouvoir s’expliquer. Chacune d’elle participe au doute qui habitera notre esprit pour le reste de nos jours. Force est d’accepter que l’on ne saura probablement jamais ce qui est arrivé à Teresa Halbach. Mais parce que la nature a horreur du vide, si vous étiez convaincus de l’innocence des protagonistes à la fin de la série, vous aurez probablement été convaincus de leur culpabilité à la lecture de ces textes. C’est difficile, hein, d’accepter qu’on ne saura jamais…

4. Making a Murderer n’est pas Serial

Making a Murderer compte plusieurs points en commun avec l’extraordinaire podcast Serial, de Sarah Koenig, dont la première saison mettait en vedette Adnan Syed, inculpé du meurtre de Hae Min Lee, et dont la deuxième saison est si décevante que les principaux commentaires portent sur le fameux appel de Nisha (le Nisha call), une intrigue non résolue de la première saison qui n’a rien à voir avec la seconde. Serial était la première série podcast en son genre. L’intrigue, étalée sur 12 épisodes d’un peu moins d’une heure, nous laisse également aux prises avec un mystère qui ne sera probablement jamais résolu. Making a murderer est également novatrice dans son format : une série documentaire qui a toutes les allures d’une vraie série judiciaire, que l’on peut engloutir en quelques heures. Mais là où Sarah Koenig nous emmenait à croire ou non à la version d’Adna Syed, les réalisatrices de Making a Murderer semblent plutôt vouloir nous diriger vers l’innocence des protagonistes. On souhaite toutefois une suite aux deux séries. 

5. Les ingrédients d’une bonne histoire seront toujours les mêmes

Des bons, des méchants, et entre les deux, d’innocentes victimes. Dans l’histoire de Steven Avery, les méchants semblent se conformer à tous les critères requis pour en faire de véritables vilains : l’avocat incompétent et corrompu qui abandonne son client intellectuellement démuni au profit de sa gloire personnelle, le procureur véreux de mauvaise foi dont la voix douce cache un côté pervers, les policiers à l’éthique discutable qui semblent prêts à tout pour sauver leur réputation. Même le frère de la victime, par son incrédulité, semble se glisser du côté des méchants, voire des suspects. Du côté des bons, nous avons les avocats d’Avery et Dassey (excluant bien sûr Len Kachinsky), qui incarnent parfaitement les valeurs de justice et d’humanisme qui devraient guider nos systèmes de justice. Deux d’entre eux se sont même mérité ce fameux meme.

 

Dean et Jerry

La famille Avery a quant à elle tout ce qu’il faut pour être considérée comme une innocente victime. Ses membres sont pour la plupart démunis tant sur le plan financier qu’intellectuel. On salue la réalisation empathique de Ricciardi et Demos, qui ne cherche jamais à les dépeindre comme d’illustres imbéciles, sans toutefois faire l’impasse sur leurs limites.

Évidemment, tout ça, c’est le portrait bien manichéen qui nous est présenté dans Making a Murderer. Se peut-il qu’une toute autre version des faits ait pu présenter le vilain Ken Kratz comme un procureur rigoureux, désireux de faire la lumière sur cette sordide affaire, et victime – au même titre qu’Avery en 1985 – d’un complot le plaçant au cœur d’un scandale de sextos? Se pourrait-il que Dean Strang et Jerry Buting soient en fait totalement diaboliques? Que ces avocats qui maîtrisent parfaitement l’art de se présenter comme les valeureux défenseurs des innocents sachent en réalité que leur client est coupable, mais qu’ils aient tenté le tout pour le tout en élaborant une théorie du complot totalement farfelue, qu’ils nous présentent dans ce documentaire avec la plus grande crédibilité du monde?

Ça non plus, on ne le saura jamais.

Bonne année 2016, faite de mystères insolubles.

Articles récents du même sujet

Mon
Métro

Découvrez nos infolettres !

Le meilleur moyen de rester brancher sur les nouvelles de Montréal et votre quartier.