Soutenez

#Moiaussi et la menace des poursuites en diffamation contre les dénonciateurs

Photo: 123rf

Dans la foulée de la deuxième vague du mouvement #Moiaussi, l’été dernier, des personnalités publiques dont les noms ont été diffusés sur les réseaux sociaux et dans les médias ont décidé de poursuivre en diffamation ceux qui les ont accusés publiquement d’agressions sexuelles.

Les animatrices Julie Snyder et Pénélope McQuade, notamment, sont présentement poursuivies par Gilbert Rozon. Le processus judiciaire lancé en 2020 est toujours en cours pour déterminer si l’ex-producteur, qui leur réclame 450 000$, a été victime de diffamation ou non.

L’humoriste Alexandre Douville, lui, a intenté une poursuite en juin pour atteinte à la réputation contre trois personnes l’ayant accusé d’inconduites sexuelles. Il leur réclame plus de 119 000$ en dédommagements.

Une troisième personnalité publique a pour sa part entamé un processus judiciaire contre un homme l’ayant dénoncé l’année dernière. Cette personnalité a cependant d’abord tenté d’obtenir l’anonymat pour pouvoir faire sa poursuite en diffamation sans être nommée, ce que le juge lui a refusé. Elle a toutefois a décidé de faire appel de la décision.

Métro s’est entretenu avec Jeff*, l’homme menacé de poursuite en diffamation par cette personnalité.

L’année dernière, Jeff a fait une dénonciation anonyme à Dis son nom, un site qui diffuse une liste de personnes accusées d’inconduites ou d’agression sexuelles sans révéler ses sources. Jeff a par la suite révélé son identité dans les commentaires sous une publication de la page, et les avocats de la personnalité lui ont alors envoyé une mise en demeure le menaçant d’une poursuite en diffamation pour 150 000$. La mise en demeure lui intimait aussi de ne plus reparler de cette histoire.

Jeff est alors allé chercher des conseils juridiques et il a fait une déposition au criminel pour agression sexuelle. Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) n’a toutefois pas voulu aller de l’avant, considérant le manque de preuves et de témoignages dans l’affaire.

Cette décision l’a poussé à reparler publiquement de son histoire. «J’ai décidé de faire le geste de dénoncer directement sur ma page Facebook, à visage découvert.» 

J’ai confronté mon agresseur, en fait. Je lui ai demandé de soit aller rencontrer les policiers, soit de me poursuivre, mais [je l’ai avisé] que je ne me tairais pas, que j’avais fini de me taire.

Jeff

Il a tagué sur sa publication la personnalité publique, ainsi qu’un média.

Il savait qu’il prenait un risque, mais il se voyait mal «retourner dans le silence», et il avait l’impression qu’en le menaçant de poursuite en diffamation, la personnalité tentait de le museler. «C’est comme une guerre psychologique. En diffamant, c’est toi la méchante personne.»

Je comprends que cette personne a investi beaucoup dans sa carrière. Mais ce n’est pas moi qui atteins à sa réputation, ce sont ses actions qui ont atteint à sa réputation.

Jeff

Après le refus du DPCP, Jeff a entamé un processus visant faire une poursuite pour agression sexuelle au civil. Ainsi, si les deux partis vont de l’avant, la poursuite sera double: une pour agression, l’autre pour diffamation.

Les allégations de Jeff n’ont pas encore été mises à l’épreuve devant un tribunal. Nous avons donc choisit de ne pas en présenter la teneur. Métro a communiqué avec l’avocat de l’agresseur allégué afin d’obtenir son point de vue sur la diffamation. Malgré quelques échanges, aucun commentaire officiel ne nous a été acheminé au moment de diffuser ce reportage.

Comment la justice définit-elle la diffamation?

La diffamation, sur le plan légal, «c’est le fait de dire ou de publier des commentaires sur une personne, sachant que ce n’est pas vrai, ou de colporter des informations sans avoir fait de démarche pour vérifier les faits», explique l’avocat Maxime St-Onge, qui pratique le droit en matière de diffamation. «Pour qu’il y ait diffamation, il faut aussi pouvoir observer un préjudice. Il faut établir qu’on a perdu une part de notre réputation.»

Les commentaires considérés diffamatoires ne doivent pas forcément avoir été faits devant un grand public ou dans les médias pour être entendus par la cour. Même des commentaires partagés à petite échelle peuvent être considérés comme de la diffamation.

Si les propos diffamatoires véhiculent généralement des informations fausses sur une personne, il y a aussi des cas où une information vraie sera considérée comme de la diffamation, parce que la cour ne considèrera pas qu’il y avait un intérêt public à la partager. «Elle va se demander si l’information a été transmise dans le but de nuire à quelqu’un», souligne Me St-Onge.

Et la liberté d’expression, elle?

«On a le droit de dire des choses, d’avoir son opinion sur des sujets ou des personnes et de les exprimer. C’est de tenter de trouver les balises entre le moment où on dépasse ce qui est acceptable en société et qu’on entre dans une situation où on nuit à quelqu’un, précise l’avocat. C’est un exercice d’équilibre où on va essayer de considérer différents facteurs: est-ce que c’est d’intérêt public? Est-ce que l’information est vraie? Est-ce que la méthodologie utilisée pour obtenir cette information est raisonnable? C’est quoi, le contexte? C’est quoi la teneur des propos? On brasse tout ça, et ensuite on se dit: est-ce que c’est acceptable?»

Essentiellement, la diffamation, c’est l’équilibre entre la liberté d’expression et le droit à la réputation.

Me St-Onge

Trouver l’équilibre ne sera pas toujours facile, fait valoir Me St-Onge, parce que les poursuites en diffamation mettent en confrontation deux droits qui sont fondamentaux.

Mais ne risque-t-il pas d’y avoir des abus dans le recours à l’accusation de diffamation, soit pour faire taire une victime qui veut dénoncer un crime sexuel, ou pour lui faire épuiser ses ressources financières si elle nous poursuit au civil, en l’obligeant à se défendre contre nous?

À cette question, Me St-Onge répond qu’il existe aussi des risques pour ceux qui font des poursuites en diffamation. «Une fois que vous intentez une procédure, le défendeur peut aussi se retourner contre le demandeur et dire: moi aussi, j’ai des réclamations contre toi… Et on va peut-être, ultimement, faire le débat sur ce qui s’est passé.»

Une poursuite bâillon, c’est-à-dire une poursuite intentée dans le but de limiter la liberté d’expression ou d’action d’une personne en utilisant le processus judiciaire, peut en outre être condamnée par une cour. Et dans ce cas, on s’expose à des dommages punitifs, et à devoir payer les honoraires de l’avocat de la personne qu’on a poursuivie à mauvais escient.

C’est quelque chose qui peut vous retourner dans le visage assez rapidement.

Me St-Onge

Est-ce que ceux qui poursuivent en ce moment pour diffamation les personnes qui les ont nommées dans le cadre du mouvement #moiaussi vont remporter leur cause ou les perdre? La réponse à cette question reste en suspens pour l’instant, les cours n’ayant pas encore tranché. Mais ses conséquences auront surement des impacts importants, étant donné le message qu’elle enverra, autant en ce qui a trait à l’intérêt d’une personne dénoncée de répliquer par des moyens judiciaires pour se défendre, qu’à la culture du silence en matière d’agression sexuelle et la volonté d’une victime de dénoncer son agresseur.

*Nom fictif

Articles récents du même sujet

Mon
Métro

Découvrez nos infolettres !

Le meilleur moyen de rester brancher sur les nouvelles de Montréal et votre quartier.