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Les voix de Montréal: du Mile End des sweatshops au milieu du hi-tech

Photo: Musée McCord
Yves Desjardins et Justin Bur, de l’organisme Mémoire du Mile End | Sherry Simon et Jean-Philippe Warren - Université Concordia

Dans le cadre du 375e anniversaire de la ville de Montréal, Métro s’est associé avec l’Université Concordia pour vous faire découvrir le passé et le présent de quartiers fascinants. Ce mois-ci: le Mile End.

Hier

Histoire

  • En 1876, le chemin de fer qui traverse le secteur est ouvert. Deux ans plus tard, le village de Saint-Louis-du-Mile End est incorporé. Il devient ville Saint-Louis en 1895 avant de fusionner avec la ville de Montréal, le 1er janvier 1910.
  • La première mention écrite de «Mile End» connue à Montréal date de 1810. Un immigrant britannique, John Clark, conclut un contrat de location d’une auberge qui porte ce nom (photo ci-dessous). Elle est située au carrefour formé par les actuels avenue du Mont-Royal et boulevard Saint-Laurent, à un mille (1,6 kilomètre) de la rue Sherbrooke, considérée alors comme la limite de la zone urbaine.

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  • Jusqu’à la fin de la décennie 1880, le secteur demeure largement rural. On y trouve aussi des carrières de pierre: on y extrait la fameuse pierre grise, qui a servi à la plupart des édifices publics et des résidences bourgeoises montréalaises du 19e siècle.
  • On retrouve également, entre l’avenue du Mont-Royal et l’actuel boulevard Saint-Joseph, les terrains de l’Exposition provinciale. Tenue à intervalles irréguliers entre 1870 et 1898, elle fut, à ses heures de gloire, une vaste fête foraine où, en plus des prix décernés aux plus belles bêtes, on exposait les merveilles de la révolution industrielle, le tout accompagné de bals, feux d’artifice, courses de chevaux et parades militaires. Le célèbre «Palais de cristal», d’abord situé au centre-ville rue Sainte-Catherine, y a été remonté pièce par pièce pour servir de pièce maîtresse de l’exposition.
  • À partir des années 1890, la croissance urbaine est telle que les élus municipaux, souvent eux-mêmes promoteurs et marchands de matériaux de construction, obtiennent, à l’automne 1895, que le village soit érigé en ville. Le toponyme Mile End est alors délaissé au profit de ville de Saint-Louis, même si l’usage populaire continuera longtemps à préférer le vieux nom.
  • Le nom Mile End aurait pu devenir un simple souvenir. En effet, pendant les décennies 1940-1960, on retrouve rarement le toponyme dans les journaux. Le quartier est non seulement en déclin, mais il a perdu son identité: il est noyé dans un vaste district municipal. Mais quand les mouvements citoyens s’organisent, à partir de la seconde moitié des années 1960, c’est ce nom qui est redécouvert. Entre autres, parce que les résidents de longue date ont toujours nommé leur paroisse Saint-Enfant-Jésus du Mile End. Et ce, même si «Mile End» n’a jamais fait partie de la désignation officielle!
  • Entre 1920 et 1960, l’ouest du Mile End devient un des hauts lieux de la vie juive montréalaise. C’est le «ghetto de la rue Saint-Urbain», immortalisé par Mordecai Richler dans ses nouvelles et ses romans. La partie ouest du Mile End est alors reconnue comme le quartier multiethnique montréalais par excellence. Après la Deuxième Guerre mondiale, les nouveaux arrivants grecs, italiens et portugais prennent la relève de la communauté juive. L’avenue du Parc, entre Mont-Royal et Van Horne, devient la «rue principale» de la communauté grecque montréalaise. Cette importante immigration fait en sorte que la population du Mile End atteint son apogée en 1971, alors que celle de plusieurs autres quartiers centraux montréalais est en déclin.
  • Mais le dynamisme des nouveaux arrivants, qui commencent à zéro, ne compense pas le fait que le Mile End subit l’effet de l’exode des classes moyennes vers les banlieues de l’après-guerre. Le quartier est alors considéré comme l’un des plus pauvres à Montréal. Pour les immigrants, c’est une zone de transition, qu’on rêve de quitter dès qu’on a accumulé quelques économies. Quant à la population francophone, une bonne part d’entre elle est marginalisée, dépendante de l’aide sociale ou en chômage chronique.
  • Le déclin du secteur du Mile End situé à l’est de Saint-Laurent se poursuit avec la fermeture des centaines de manufactures de vêtements, provoqué par la mondialisation — celles-là même qui donnait des emplois aux immigrants récemment arrivés. On décrit la «Main» qui traverse ce secteur comme une «zone sinistrée».
  • Des mouvements citoyens s’organisent pour renverser cette tendance. Un Comité des citoyens du Mile End, qui existe toujours, est créé en 1982. Il est d’abord animé par de jeunes mères de famille qui redécouvrent et rénovent les résidences du quartier, souvent laissées à l’abandon. Elles sont attirées par le caractère multiethnique du quartier et les rapports de voisinage conviviaux qui se développent entre les communautés.
  • Peu à peu, les manufactures de vêtements sont remplacées par des ateliers d’artistes, des studios de design, des firmes d’architecture et d’urbanisme. Une nouvelle vague d’immigration, cette fois reliée à l’économie du savoir, aux nouvelles technologies et souvent d’origine française, prend la relève et transforme, une fois de plus, le visage du quartier.

Géographie

  • D’hier…
    Le village de Saint-Louis du Mile End est créé le 9 mars 1878, en démembrant la partie ouest de Côte-Saint-Louis. Côté est, la frontière entre les deux villages se situait à proximité de l’actuelle rue Henri-Julien. À l’ouest, le milieu de l’actuelle rue Hutchison. La frontière sud était formée par l’avenue du Mont-Royal, et au nord, c’était un peu au-delà de la rue Jean-Talon.
  • … à aujourd’hui
    Les frontières du Mile End contemporain (un district électoral de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal) sont formées par l’avenue du Mont-Royal au sud, la voie ferrée du Canadien-Pacifique au nord, le milieu de la rue Hutchison à l’ouest, et les rues Christophe-Colomb et De Brébeuf à l’est. Mais demandez aux résidants des rues situées à l’est de Saint-Denis s’ils sont du Mile End et très peu vous répondront affirmativement!

Aujourd’hui

Le Mile End actuel

  • Le Mile End est devenu l’un des quartiers emblématiques de la diversité et de la créativité montréalaise. Après une période difficile dans les années 1960 et 1970, le quartier s’est repris en main pour devenir un milieu de vie harmonieux, insolite, artistique, musical, convivial, énergique, à l’image de la grande ville de Montréal.
  • Avec ses 2300 employés dans le Mile End, Ubisoft est devenu le premier employeur du Plateau Mont-Royal. Quand on visite l’édifice Peck, on peut très bien imaginer qu’il y a quarante ans, des jeunes travailleurs et travailleuses étaient assis aux mêmes endroits devant, non pas des écrans d’ordinateur, mais plutôt des… machines à coudre! Des milliers d’employés dits «créatifs» s’activent dans le secteur. Leur caractéristique principale est de travailler à leur compte ou dans des PME. Les statistiques de la CDEC confirment qu’ils sont largement majoritaires.

L'industrie du jeu vidéo tourne son regard vers le Québec

  • Le quartier a vu des moments de mobilisation communautaire importants au cours des dernières années. Mentionnons: la sauvegarde des immeubles manufacturiers de Saint-Viateur Est pour y loger des artistes, le développement du Champ des possibles («une ancienne friche industrielle devenue un espace vert protégé»), le renouveau du parc Lhasa-de Sela et des abords de la voie ferrée. L’artiste Patsy van Roost, «la fée du quartier», incarne bien l’esprit des lieux: elle invente des projets qui créent la solidarité et l’affection entre voisins, par exemple en demandant à chacun de donner le secret de l’amour, et en faisant circuler ces recettes.
  • Le Mile End n’est plus un endroit dominé par les immigrants. Seulement un quart de la population est issu de l’immigration et celle-ci vient non plus d’Europe de l’est, comme jadis, mais surtout de France. Cela n’empêche pas de nouveaux immigrants d’y habiter, ni certains îlots du quartier d’abriter plus de 50% d’immigrants arrivés dans la dernière décennie. Il faut aussi souligner que des individus issus des anciennes vagues d’immigration (juifs, Grecs et Portugais, notamment) continuent d’y vivre ou encore d’y revenir pour des achats (que ce soit dans les célèbres boulangeries de bagels ou ailleurs) ou lors de certains événements. Par exemple, les Italiens se retrouvent toujours pour une fête annuelle rue Saint-Viateur, San Marziale, même s’ils n’habitent plus le quartier. On y trouve également une forte population de Juifs hassidiques, facilement identifiable à leurs habits, bien qu’ils représentent seulement une très petite proportion de la population juive de la ville. Le style de vie des Juifs hassidiques exerce une fascination particulière. De nombreuses œuvres artistiques leur ont été consacrées, dont le film «Félix et Meira» et le roman de Myriam Beaudoin, Hadassa, qui décrit la découverte, par une jeune professeure de français, d’un monde souvent encore enveloppé de mystère.
  • Quartier historiquement polyglotte, les résidents du Mile End sont maintenant en majorité francophones. Mais la plupart des habitants se sentent à l’aise autant en français qu’en anglais. Dans Nouvel onglet, le roman semi-autobiographique qu’il a fait paraître en 2014, Guillaume Morissette raconte sa vie de concepteur dans une grande boîte de jeux vidéo. Habitant le Mile End dans un appartement avec des colocataires anglophones, le personnage principal ne sait plus très bien à la fin s’il s’identifie au français ou à l’anglais. Dans une entrevue au Devoir, le jeune auteur confiait: «À Montréal, je peux avoir une identité fluide, pas entièrement francophone et pas entièrement anglophone, un genre de “peu importe-phone”.» The Mystics of Mile End, de Sigal Samuel, et l’excellente BD de Michel Hellman sur le Mile End exploitent aussi la mythologie du quartier.

MILE END

    Le café Brooklyn sur la rue Saint-Viateur./Archives|Vincent Fortier
  • Conscients des défis liés à l’embourgeoisement et à la perte des identités culturelles mixtes, les habitants se battent pour assurer la mixité sociale et économique, de même que pour inventer de nouveaux espaces communautaires. Les expériences de coworking ayant une vocation communautaire ou les coopératives (dont la coop Mile End) constituent des initiatives intéressantes en ce sens. Dans ce quartier qui ne cesse de se réinventer, la mémoire du passé n’est pas perdue et se retrouve aussi bien dans les sandwiches de Wilensky que dans les œuvres des différents auteurs et artistes qui ont su transmettre une vision vivante et attachante du quartier.
  • Le Mile End actuel ne cesse de se classer favorablement dans les palmarès internationaux. En 2010, le Mile-End occupait la première position des quartiers les plus artistiques du Canada, avec une concentration d’artistes de 7,8%, soit près de dix fois supérieure à la moyenne canadienne (0,8%). Il demeure encore aujourd’hui le quartier ayant la plus forte concentration d’artistes et de travailleurs culturels au pays. Véritable vivier de la créativité québécoise, le Mile End a notamment contribué à la popularité de groupes comme Arcade Fire, et abrite plusieurs hauts lieux de la culture, dont la librairie Drawn and Quarterly, et Pop Montréal. Pas étonnant que le classement 2016 du site américain Howitravel le plaçait premier dans sa liste des quartiers les plus «cools»… au monde!

*Yves Desjardins publiera en mai L’histoire du Mile End, chez Septentrion.

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