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«L’art» de relater le décès d’un cycliste

Photo: Archives | TC Media

Joëlle Gélinas, doctorante en communication, a étudié le processus narratif de différents journaux lors du décès de cyclistes en 2016. Elle arrive à la conclusion que le choix des mots et les tournures de phrases évitent d’aborder la responsabilité de l’automobiliste et accentuent celle des cyclistes. Décryptage des trois choses qui ne vont pas dans la phrase suivante: «La cycliste happée mortellement par un camion ne portait pas de casque.»

1. Dépersonnaliser
U
ne des principales failles de cette formulation consiste à dépersonnaliser le chauffeur. Sur la vingtaine d’articles étudiés, Mme Gélinas a noté que dans 79% des occurrences, les médias utilisent des termes «non humains», tels que «poids lourd», alors que des termes «humains», tels que «chauffeur», auraient pu être utilisés. «Les caractéristiques d’ordre identitaire (âge, sexe, fonction sociale, nom) qui sont fréquentes dans la nomination des cyclistes sont peu nombreuses, voire absentes, dans celle des automobilistes, note-t-elle. Cela a pour effet d’atténuer leur présence dans le cadrage de l’événement et de transférer leur responsabilité vers le véhicule lui-même», écrit la chercheuse.

2. Grammaire
Le choix des mots a lui aussi un impact. Par exemple, dans la tournure suivante fréquemment utilisée – «La cycliste happée mortellement…» –, c’est la cycliste qui est le sujet de la phrase, impliquant ainsi indirectement qu’elle pourrait avoir joué un rôle dans son malheur. Le même mécanisme est à l’œuvre quand un journaliste écrit: «Le cycliste serait tombé de son vélo et aurait glissé sous les roues du camion léger». Selon Mme Gélinas, «ces énoncés, en ne convoquant que des actions dont les cyclistes seraient responsables, vont au-delà d’une atténuation ou d’une dissimulation de la responsabilité du conducteur. Ils invoquent plutôt directement la responsabilité des cyclistes».

3. Contextualisation
Bien sûr, il y a les articles mentionnant l’absence de casque chez la victime, qui font rager certains militants de la cause cycliste, notamment quand la victime se fait écraser par un poids lourd et que le casque n’aurait rien changé. Mais la chercheuse a aussi décelé un autre mode de contextualisation, qui met cette fois en cause l’aménagement urbain dans l’accident. En jumelant cet aspect avec une généralisation sur la témérité des cyclistes, on induit le doute sur les agissements possibles de la victime comme dans cette fin d’un article: «Certains cyclistes partent du haut de la pente à la hauteur de la rue Cherrier et se synchronisent avec les feux situés 400 mètres plus bas pour pouvoir traverser la rue Ontario le plus vite possible et se laisser glisser jusqu’au boulevard de Maisonneuve.»

4. Conclusion
La leçon qu’en tire la chercheuse est sans appel: «Il existe un certain inconfort à responsabiliser un individu pour la mort d’autrui, alors que d’induire une responsabilité à un individu pour son propre décès demeure plus accepté». En entrevue, Joëlle Gélinas souligne que «cet inconfort est for probablement culturel et pas propre aux journalistes». Elle se demande aussi si ce type de formulation n’est pas utilisé pour préserver la présomption d’innocence des chauffeurs impliqués. Elle aimerait néanmoins étudier le traitement de la nouvelle dans le cas de collisions impliquant deux autos pour vérifier s’il y a un traitement différentié pour les cyclistes. «Le choix des mots a de l’importance, car il peut dénoter un parti pris», rappelle-t-elle.

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