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Un grand secret enfoui dans le sol de Sainte-Marie

Photo: Archives de Montréal/Métro

Des dizaines de propriétaires du quartier Sainte-Marie, dans l’arrondissement de Ville-Marie, ont acheté leur immeuble sur un terrain possiblement contaminé, révèle une longue enquête de Métro.

Métro a découvert que des déchets ont été enfouis dans une vaste carrière d’argile de ce secteur au début des années 1900.

Quoique faisant l’objet de rumeurs depuis la fermeture du jardin communautaire du parc Baldwin en 2006 à cause d’une contamination, les informations relatives à cette carrière sont tellement difficiles à obtenir que des entreprises qui réalisent des évaluations environnementales des terrains ignorent ce pan de l’histoire montréalaise, ce qui fausse potentiellement leurs évaluations historiques.

C’est ce qui est arrivé avec le terrain que possède Benoît Fortier au coin des rues Sherbrooke et Messier. Une évaluation historique qui lui a été remise par le vendeur en 2006 ne signalait aucune raison pouvant laisser croire que le terrain était contaminé, malgré le fait qu’il est situé dans les limites de cette ancienne carrière.

Des travaux effectués sur les fondations de l’immeuble par M. Fortier par la suite ont révélé la présence d’une contamination, et des forages ont détecté entre autres, des débris de brique, de métal et de charbon dans le sol.

«Je n’aurais jamais acheté cet immeuble si j’avais su qu’il avait été bâti sur un ancien dépotoir.» – Benoît Fortier, propriétaire, qui prévoit intenter un recours collectif contre la Ville avec d’autres propriétaires du quartier.

Même chose pour Pierre Bonneau, propriétaire d’un immeuble sur la rue Fullum, tout juste au sud de Sherbrooke, acquis en 1992. Lorsqu’il a voulu vendre son immeuble l’année dernière, des forages sur son terrain ont révélé une contamination et la présence d’un remblai hétérogène formé, entre autres, de cendres, de charbon et de mâchefer. Or, l’évaluation historique réalisée sur son terrain en 2014 ne mentionne pas d’ancienne carrière, mais recommande plutôt de procéder à des forages à cause de la présence possible d’un réservoir sous-terrain de produits pétroliers.

Ces deux propriétaires se retrouvent dans l’impossibilité de vendre leur terrain, car les institutions financières n’accordent généralement pas de prêt pour l’achat d’un terrain contaminé, et doivent acquitter les frais de la décontamination, qu’ils estiment chacun à plusieurs centaines de milliers de dollars.

Terrain contaminé zone hachurée
Carte de 1907 montrant l’étendue de la carrière d’argile.

Un dépotoir au coeur d’un quartier

L’enfouisse­ment de déchets dans une ancienne carrière d’argile, à cheval entre les arrondissements de Ville-Marie et du Plateau-Mont-Royal, est un fait historique si peu connu qu’il a fallu plusieurs semaines à Métro pour en trouver des traces. Une informa­tion nouvelle qui pourrait affecter les évaluations environnementales des terrains dans le secteur, selon des experts contactés par Métro.

Sans commenter le dossier de la carrière en question, deux représentants d’entreprises qui effectuent des évaluations en­vironnementales de terrains ont affirmé à Métro que la présence d’une ancienne carrière utilisée comme dépotoir près d’un terrain examiné pourrait les amener à recommander des forages pour déterminer si le terrain est contaminé.

«Si on se rend compte que notre terrain a été aménagé sur une ancienne carrière, on doit déterminer ce qui a été mis dans cette carrière, a affirmé Véronique Poulin, de l’entreprise Spheratest. Si [la carrière] est le voisin immédiat [du terrain qu’on examine], il faudrait aussi faire une vérification, parce que [la contamination] a peut-être dépassé les limites du terrain.»

Selon Mme Poulin et Martin Durocher, de Cima+, les recherches historiques, comprises dans la première phase d’une évaluation environnementale, servent notamment à déterminer s’il y a eu ce genre d’utilisation préalable d’un terrain.

D’après eux, on peut suggérer de ne pas procéder à une évaluation de phase II – qui comprend souvent des forages et des analyses chimiques des sols – si on ne trouve pas, lors de l’étude historique, d’indications que des activités susceptibles d’avoir contaminé le terrain ont eu lieu.

Un fait méconnu
Ni le Centre d’histoire de Mont­réal, ni la Division du patrimoine de la Ville ni des professeurs d’histoire contactés par Métro ne disposaient d’informations relatives à la carrière en question, qui n’apparaît d’ailleurs pas sur le répertoire des terrains contaminés de l’arrondissement, ni sur celui du ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MDDELCC).

La Ville est pourtant au courant de l’existence de cette carrière depuis au moins 2006. Dans l’étude de caractérisation des sols du parc Baldwin, dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal réalisée à cette date par la Ville, et dont les résultats ont été obtenus en vertu d’une demande d’accès à l’information et remis à Métro par un propriétaire, l’étude historique fait état d’une ancienne carrière, qui «s’étendait entre les rues Messier et d’Iberville, ainsi qu’entre les rues Rachel et Hochelaga».

La carrière, poursuit le rapport, «a été remblayée en étant possiblement utilisée comme dépotoir», mais aucune preuve de cette utilisation n’a été trouvée par l’entreprise Inspec-sol, qui a mené l’étude.

Par contre, en parcourant l’ensemble des procès-verbaux de la commission de l’incinération de Montréal, le précurseur des services modernes de gestion des déchets qui a existé de 1901 à 1909, Métro a pu trouver plusieurs mentions d’enfouissements de déchets dans cette carrière.

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Des preuves d’enfouissements dans les archives
Le 18 octobre 1901, la commission de l’incinération demandait à la commission de la voirie la permission d’enfouir des déchets dans une excavation d’argile sur la rue Chaussé (maintenant l’avenue des Érables), au sud de la rue Sherbrooke, permission qui lui fut accordée le 6 décembre 1901.

Peu de temps après, le 21 mars 1902, un propriétaire, Charles Sheppard, d’ailleurs le co-fondateur de la briqueterie Bulmer & Sheppard, qui a probablement exploité la carrière en question (voir encadré), demande lui aussi la permission d’enfouir des déchets sur un terrain entre l’avenue des Érables et la rue Parthenais, tout juste au sud de la rue Sherbrooke.

Le 10 juin 1905, la commission de l’incinération considère l’achat d’un terrain offert par la succession de Charles Sheppard dans le but d’y procéder à la séparation des ordures ménagères et des cendres. Le terrain en question, au coin des rues Fullum et Sherbrooke, au centre de l’ancienne carrière, forme une bonne partie de la portion sud de l’actuel parc Baldwin.

La commission argue que, «considérant que le terrain ainsi offert en vente est un ravin très profond que la Ville pourrait facilement combler avec des cendres et que, lorsqu’il aura ainsi été rempli, [il] représentera une valeur con­sidérable comparativement au prix d’achat proposé», l’achat devrait être conclu, ce qui est fait le 16 février 1906.

Un dépotoir critiqué par les résidants du quartier
Métro a aussi trouvé plusieurs mentions d’un «dépotoir Fullum» et d’un «dépotoir Sheppard» sans pouvoir en préciser l’emplacement. À noter que les rues Fullum et Sheppard n’allaient, à l’époque, que de la rue Sherbrooke à la rue Notre-Dame, et que le terrain acheté par la Ville en 1906 se situait au bout de ces rues.

Le 19 juin 1908, des citoyens portent plainte à la commission de l’incinération, car l’enfouissement de fumier dans le dépotoir Fullum provoque des odeurs nauséabondes. Un rapport sur la santé des Mont­réalais préparé en 1911 par le Dr Louis Laberge fait état de ces plaintes et déclare que ce dépotoir «n’est pas satisfaisant du point de vue sanitaire».

Il a été impossible pour Métro de déterminer si des enfouissements de déchets ont eu lieu dans la partie est de cette carrière, car la frontière entre la Ville de Mont­réal et le village Delorimier, finalement annexé par la Ville en 1909, était tracée entre les rues Fullum et Sheppard. Métro n’a pas pu consulter les archives de cet ancien village.

La Ville de Montréal a refusé de commenter cette affaire, expliquant que le dossier fait l’objet d’un litige. La Ville a aussi refusé de confirmer des informations de base que tentait de vérifier Métro, notamment l’authenticité d’une carte produite en 1992 par le Service des travaux publics dans le cadre d’une étude sur les biogaz autour du parc Baldwin et qui montrait les limites de la carrière d’argile.

L’origine de la carrière

ACTU - carte de 1878 Site web

Extrait d’un atlas de la ville de Montréal datant de 1879, retrouvé aux archives de Montréal, qui montre les terrains appartenant aux briqueteries Bulmer & Sheppard et T. W. Peel & Co., sur lesquels se trouve l’ancienne carrière d’argile. À noter que l’avenue Colbourne est devenue l’avenue De Lorimier, et la rue Chaussé est devenue l’avenue des Érables.

Deux briqueteries importantes étaient situées dans le quartier Sainte-Marie à la fin des années 1870: Bulmer & Sheppard et T. W. Peel & Co. Ces deux entreprises produisaient respectivement 10 millions et 4 millions de briques par année, selon un rapport sur les ressources minérales du Canada préparé en 1879.

Selon le même rapport, les deux briqueteries utilisaient l’argile présente dans le sol de Montréal pour fabriquer leurs briques. Les deux briqueteries disposaient d’importants terrains dans le secteur, selon un atlas de la ville produit en 1879, dont certains terrains sur lesquels se trouvait la carrière.

La rue Sheppard, dans le secteur en question, porte d’ailleurs le nom de Charles Sheppard, le petit-fils de James Sheppard, le fondateur de la briqueterie Bulmer & Sheppard.

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