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Alexa Conradi: «Je crois que la société peut faire mieux»

Photo: Josie Desmarais

Depuis son départ précipité de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), en 2015, Alexa Conradi s’est exilée en Allemagne pour reprendre ses esprits – elle a souffert d’épuisement et de problèmes de santé –, mais aussi pour prendre de la distance des débats sociaux du Québec. L’océan qui la sépare désormais de sa patrie lui a permis de jeter un nouveau regard sur la société qui l’a vue grandir qu’elle partage dans son livre, Les angles morts.

Si elle a choisi ce titre pour son premier essai, c’est pour faire référence au risque de dérapage qui se présente si on néglige de regarder un enjeu de société sous tous ses angles. Il en va de la cohésion sociale, selon elle. C’est pourquoi elle s’est permise – non pas par mépris du Québec mais par amour, écrit-elle – d’apporter son grain de sel aux débats publics, notamment sur le féminisme, la violence sexuelle, la religion, l’immigration et les Première nations. «Je me situe dans la tradition des gens qui aiment la société, mais qui pensent qu’elle peut faire mieux, a-t-elle insisté en entrevue avec Métro. Je ne regarde personne de haut.» Zoom sur des sujets sensibles.

Pourquoi avez-vous voulu reprendre la parole publique après un silence de deux ans?
Il y a plusieurs raisons d’écrire un tel livre. La première, c’était d’essayer de comprendre la violence de certains de nos débats et pourquoi certaines personnes sont visées, dont moi [qui est considérée comme une anglophone]. J’avais besoin de saisir ce qu’il s’est passé. Le livre est une façon d’expliquer ce que j’en ai compris.

Vous revenez au Québec après avoir vécu deux ans en Europe. N’êtes-vous pas déçue que les mêmes débats sont encore à l’ordre du jour?
Non. Si on prend la question de la culture du viol, chaque ronde de mobilisation crée des liens de solidarité entre des femmes qui étaient parfois isolées. On débat dans l’espace public avec ses beaux côtés et ses moins beaux côtés. On a une force politique qui s’exprime et en plus, ça questionne l’imputabilité qui a pu avoir lieu pendant des années.

Si on se rappelle, avec M. Rozon, il a déjà été condamné et il a reçu un pardon inconditionnel. Pourquoi? Parce qu’il était considéré comme un homme d’affaires important, il devait pouvoir continuer de voyager aux États-Unis. C’est la culture du viol expliquée en quelques instants. Qu’est-ce qui prime sur la sécurité des femmes ? C’est l’économie. Ce sont les intérêts de pouvoir. Souvent, ça prime sur les gestes qu’on est prêt à poser pour protéger les femmes et les hommes d’agression. Parce qu’on a pardonné, parce qu’il n’a pas eu à vivre des conséquences réelles, il a pu continuer en toute impunité pendant des années.

Pensez-vous qu’aujourd’hui, les tribunaux accorderaient aussi facilement un pardon inconditionnel à un homme d’affaires dans de pareilles circonstances?
C’est toujours difficile de savoir si les tribunaux sont de notre époque ou des relents d’idées révolues. Il n’y a pas si longtemps, un juge a presque excusé un viol en disant que la femme n’avait qu’à se fermer les jambes. Et le juge a perdu son emploi. C’est peut-être le signe que ce sont des choses qu’on tolère moins. En même temps, toutes ces années, malgré #Agressionnondenoncée, les histoires autour de Gilbert Rozon étaient des secrets de Polichinelle et les médias n’en ont pas parlé. Nous sommes tous coupable d’une certaine façon de ne pas se saisir de nos responsabilités et nos pouvoirs. Et c’est l’étape qui s’en vient. C’est le changement à apporter.

Que pensez-vous de la loi sur la neutralité religieuse qui a récemment été adoptée?
Elle prive à 25 femmes de services publics. L’état n’a-t-il pas autre chose à faire que de réglementer la tenue vestimentaire d’un nombre restreint de femmes? Je ne pense pas que c’est elles qui menacent la société québécoise. C’est désolant. Il y a des choses plus pressantes que cela : l’état de nos services sociaux, le système de la santé, l’état des travailleuses qui sont majoritaires dans les milieux de l’éducation et de la santé. C’est plus pressant que ce qu’on vient d’adopter qui est foncièrement discriminatoire.

Dans votre livre, vous écrivez qu’à la fin de votre mandat à la tête de la FFQ, vous étiez heureuses de voir des femmes musulmanes s’engager. En même temps, on vous accusait d’islamiser la fédération. Comment atténuer ce choc des idées?
Il y a différents niveaux. La sphère politique peut donner le ton. On vit depuis plusieurs années avec une sphère politique où les nationalistes et les indépendantistes utilisent des termes qui nous montent les uns contre les autres.

Aussi, la plupart des organisations que j’ai connues n’ont pas développé une connaissance et une compréhension du fonctionnement du racisme. Un système qui est défavorable aux personnes de couleur est généralement le fruit de passivité de la communauté blanche majoritaire. Sans qu’on fasse une intervention active pour changer les rapports, les façons de faire, nos structures et l’enseignement, on risque de se retrouver dans deux ans pour se dire les mêmes choses.

Dix ans après le dépôt du rapport de la Commission Bouchard-Taylor, craignez-vous que la consultation sur le racisme systémique, qui a été recadrée pour se pencher sur tout sur l’employabilité des nouveaux arrivants, n’accouche d’une souris?
En tant que féministe, héritière des luttes des femmes qui étaient là avant moi, on a constamment besoin de questionner ce qu’on refuse de voir. On l’a fait sur l’inceste et sur le harcèlement sexuel au travail. On a dérangé. Ce faisant, on a amélioré la société pour tout le monde. Pourquoi on ne dépasserait pas notre peur pour faire cette démarche? Je pense qu’il pourrait y avoir des choses intéressantes à dire.

«Le manque de courage caractérise souvent l’action gouvernementale. C’est pour cela qu’on a une société civile, des médias et la mobilisation. C’est notre rôle de dire qu’on n’accepte pas l’inertie. On n’a pas toujours des succès à la vitesse qu’on voudrait, c’est sûr. Quand on regarde les luttes dans le temps, il y a eu des transformations incroyables, mais ça a pris dix ou quinze ans.» – Alexa Conradi, ancienne présidente de la Fédération des femmes du Québec et essayiste

Que pensez-vous de l’extrême droite, des groupes suprémacistes blancs, de Donald Trump?
C’est terrifiant. D’une certaine façon, mon livre est un plaidoyer pour que les gens se préoccupent de justice sociale, de pauvreté et d’inégalité sociale se mettent avec les féministes, les personnes racisées pour qu’ils forment un front uni contre ce populisme.

Dans votre livre, vous évoquez les dérapages des débats publics. Malgré tout, vous entretenez de l’espoir pour l’avenir. Pourquoi?
Les mouvements de changement, je les ai vus. Ma première manifestation, c’était pour la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. J’avais 16 ans. À l’époque, je ne pensais jamais voir la fin de ce régime. Pourtant, on l’a vu. Ensuite, j’étudie les relations avec les peuples autochtones depuis un bon bout et je trouve qu’il y a un changement d’attitude. Je suis découragée par les gouvernements, mais pas par le peuple.


Les angles morts

Les éditions Remue-ménage
En librairie

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