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Les chercheurs se penchent sur le deuil écologique

Jordan Verlage / La Presse Canadienne Photo: Jordan Verlage / La Presse Canadienne

Peintes en plein air à partir d’observations de première main, les toiles de Dominik Modlinski font honneur aux couleurs des grands espaces canadiens.

Mais l’artiste-peintre britanno-colombien ne travaille plus beaucoup dans les bois par les temps qui courent.

«J’ai l’impression que je ne peux plus effectuer mes petites excursions parce que tout est plongé dans la fumée, a-t-il confié. Je ne peux plus aller à certains endroits que j’aime parce qu’on n’y voit plus rien. J’ai le sentiment que quelqu’un contrôle ma vie et que je ne peux rien y faire. Cela affecte mon humeur.»

Partout sur la planète, les chercheurs en santé mentale ont commencé à s’intéresser à ce que les gens ressentent lorsque le monde qu’ils ont toujours connu change progressivement ou brusquement en raison des changements climatiques. Certains appellent ce phénomène le «deuil écologique», d’autres la «solastalgia», un néologisme désignant un «mal du pays» qui survient lorsque le monde autour de soi change irrémédiablement.

L’association des psychologues américains (APA) a publié un long rapport sur la solastalgia, tout comme le journal médical britannique «The Lancet». Le nombre de dépressions est en hausse chez les fermiers australiens alors que leurs terres frappées par la sécheresse partent en poussière. Un groupe international de climatologues a lancé un site web baptisé «Is This How You Feel?».

Les comités de la Chambre des communes en ont discuté. Santé Canada s’intéresse au sujet.

«C’est un concept qui gagne en légitimité», a indiqué Katie Haynes de l’Université de Toronto.

Au Canada, la professeure Ashlee Cunsolo de l’Université Memorial a publié un article en 2013 sur le petit village inuit de Rigolet, au Labrador. Les habitants interviewés par la chercheuse ont fait part de l’immense chagrin que leur causait l’impossibilité de se rendre à des endroits connus depuis des générations en raison de la disparition de la glace marine.

«Les gens ont parlé d’une profonde tristesse, a raconté Mme Cunsolo. Les gens ont parlé d’anxiété. Beaucoup de mots différents pour exprimer de la douleur. Beaucoup de voix qui tremblent. Il y a eu des larmes. Les gens avaient le sentiment d’être déplacés dans leur propre maison.»

Parfois, cela se produit lentement, parfois, d’un coup. Mme Hayes a étudié les effets de l’inondation de 2013 à High River, en Alberta, le genre de désastre qui devrait devenir de plus en plus fréquent en raison des changements climatiques.

«Les effets de l’inondation se font encore sentir, a-t-elle affirmé. Les gens deviennent anxieux lorsqu’il pleut et le jour de l’anniversaire de la catastrophe quand ils traversent le pont menant à High River.»

Les enfants se réfugient dans le lit de leurs parents lorsque le ciel se couvre de nuages. Les gens songent à une boîte de décorations de Noël rangée dans le sous-sol et se surprennent eux-mêmes quand ils réalisent qu’elle a été emportée par les eaux.

«Les gens ont évoqué l’odeur de moisi et du bruit d’une génératrice qui se met en marche. Cela leur fait monter les larmes aux yeux. Cela les rend nerveux. Cela leur rappelle l’inondation et tout ce qu’ils ont perdu.»

Une étude de l’Université de l’Alberta sur l’impact, 18 mois plus tard, de l’incendie de forêt qui a détruit un dixième de Fort McMurray, en Alberta, est arrivée à des conclusions similaires. Un sondage mené auprès des visiteurs des installations de santé mentale a révélé des taux élevés de stress post-traumatique et de troubles anxieux ainsi que des problèmes de toxicomanie.

«Nous avons découvert des impacts psychosociaux à grande échelle, comme l’affaiblissement des relations sociales, une augmentation de la toxicomanie et même des agressions liées à la violence familiale, a expliqué Peter Berry, un conseiller scientifique à Santé Canada. Certains effets peuvent survenir immédiatement ou mettre des mois voire des années à se manifester.»

Les désastres ne sont pas le seul aspect des changements climatiques pouvant causer du stress.

«L’instabilité, a souligné Ron Bonnett de la Fédération canadienne de l’agriculture. Présentement, nous voyons beaucoup plus de variations que par le passé.»

Les fermiers peuvent faire face à plusieurs mois sans pluie puis voir leurs champs subitement submergés par une grosse averse. Plus que des entreprises, les fermes sont un foyer et le fruit de longues traditions, ce qui peut aggraver les problèmes de santé mentale, a ajouté M. Bonnett.

«C’est presque un blocage mental: « Qu’est-ce que je vais faire ensuite? Comment prendre une décision? » Vous êtes tout simplement paralysé. Tout ce que vous voyez, ce sont des récoltes qui gisent sur le sol et que vous ne pouvez pas ramasser.»

Les mots «paralysé» et «impuissant» reviennent souvent lorsqu’il est question de solastalgia. Avoir le sentiment de ne rien pouvoir faire est doublement dommageable, a précisé Julia Payson du bureau de l’Association canadienne pour la santé mentale de la région d’Okanagan, en Colombie-Britannique, où les incendies de forêt et les évacuations durant l’été sont devenus monnaie courante au cours des dernières années.

«L’impuissance vous dit que vous ne pouvez pas régler le problème et que vous n’allez pas cesser de vous sentir mal. Il n’y a aucune raison de demander de l’aide, de se rassembler comme collectivité et de voir ce que vous pouvez faire.»

En fait, Mme Payson estime que demander de l’aide est l’une des meilleures façons de s’en sortir.

«L’impuissance génère un sentiment d’isolement et lorsque vous pouvez briser cela en créant une communauté, cela change beaucoup de choses, a-t-elle expliqué. Nous acceptons nos sentiments. Nous savons que c’est important de les ressentir. Nous cherchons des gens qui peuvent nous soutenir et des gestes que nous pouvons poser pour retrouver un sentiment de contrôle.»

Excellent conseil, a déclaré Thomas Doherty, qui possède une clinique spécialisée dans le traitement du deuil écologique à Portland, en Oregon.

Les gens peuvent se sentir comme des «otages du climat» en raison de l’abondance des informations à ce sujet et de l’inaction de leurs dirigeants. M. Doherty propose de trouver des manières de s’impliquer et de faire quelque chose.

Il a aussi un autre conseil: sortez dehors.

«Cela fait partie du processus de guérison. Cela vous permet d’être en contact avec la vie, avec quelque chose de plus grand que vous.»

Mais tant que la situation ne changera pas, il vaut mieux s’habituer à la solastalgia, a prévenu Dominik Modlinski.

«En tant qu’artiste qui peint le Nord canadien, j’ai été témoin de la lente et terrifiante progression des changements climatiques. Le deuil écologique que je ressens se transformera en une anxiété généralisée. Cela va se produire et je ne pense pas que notre système de santé est prêt pour ça.»

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