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Les biais (in)conscients de Luc Ferrandez

violences sexuelles

Dominique Anglade est chef du Parti Libéral. C’est le dénouement inattendu d’une course à la chefferie en suspens en raison de la pandémie. C’est un moment historique pour la formation politique. Anglade devient la première femme à gouverner le PLQ. J’ai épluché la plupart des articles soulignant sa nomination. J’ai même lu son communiqué officiel. Nulle part, il n’est fait mention du double plafond de verre qu’elle vient de fracasser. Comment peut-on passer sous silence qu’elle soit la première personne noire à diriger le Parti libéral ?

La question, concernant ses origines et sa couleur de peau, a été éclipsée durant la course au leadership. Avec raison. Même si plusieurs veulent se conforter à l’idée que nous vivons dans une société «color blind», il était plus stratégique d’éviter les sujets liés à l’identité pour attirer l’électorat du parti et surtout lui retirer cette aura de montréalitude qui lui colle à la peau. Le sujet a été effleuré lors des commémorations du 10e anniversaire du tremblement de terre. Sur le parterre de l’Assemblée nationale, Dominique Anglade avait livré un émouvant hommage à la mémoire de ses parents disparus dans les entrailles de la tragédie. Bon ça, c’est sans compter la pseudo polémique autour d’un Québec prêt à élire une première ministre noire.

C’est donc avec beaucoup de stupéfaction que j’ai accueilli les propos de Luc Fernandez au micro de Paul Arcand mardi. Lors du segment «Commission Taillefer-Ferrandez», il a été question des défis qui attendaient Anglade dans son nouveau rôle. En guise de conclusion, sans que personne l’emmène sur cette piste, Ferrandez a sorti son joker. Tout en affirmant être content qu’elle soit haïtienne et du sentiment de fierté pour la communauté, il a lancé un avertissement à la nouvelle chef: «Petit point bien sensible, c’est la question d’une femme haïtienne. Faudrait pas qu’elle joue la carte haïtienne par exemple dans toute sa grandeur, parce que c’est une fille élevée à Cartierville, qui a toujours été très proche de l’establishment. Ce n’est pas une fille de Montréal-Nord qui a travaillé dans les groupes communautaires. Alors attention encore à la soupe de mots, à ne pas se présenter comme l’immigrante haïtienne de base, représentante des personnes qui ont des salons de coiffure sur Saint-Michel. Ce n’est pas ça là. C’est une fille qui a été élevée dans la soie, qui a eu la porte ouverte dans l’establishment du Parti libéral, à Montréal International, à la CAQ. Ce n’est pas pareil.»

J’ai eu du mal à interpréter les propos de Ferrandez. J’ai réécouté le segment à maintes reprises, quelque chose m’échappait. C’est un autre extrait, toujours au micro d’Arcand en novembre 2019, qui a pu m’éclaircir: «Dominique Anglade est une politicienne de carrière. Elle va, là où est le pouvoir. Le problème est qu’elle ne représente ni les femmes ni les Noirs. C’est une personne de l’élite libérale montréalaise. Ce n’est pas une Haïtienne de groupes communautaires qui a lutté pour les droits aux logements. Ce n’est pas pareil.»

Cette fois-ci, ça le mérite d’être clair. Donc Luc Ferrandez, du haut de ses privilèges, pense qu’il peut décider ou dicter qui est digne représentant des femmes ou des Noirs. En fait, il croit avoir l’autorité morale de proposer les moments opportuns pour quelqu’un de revendiquer ses origines. De manière plus sournoise, il insinue que l’Haïtien de base (pour reprendre ses mots) ne peut s’identifier qu’aux chauffeurs de taxi, aux coiffeuses ou aux travaillaeurs communautaires. La communauté haïtienne est confinée à Montréal-Nord, Saint-Michel et, avec un peu de chance, peut-être Rivière-des-Prairies. Cette vision ou perspective peut sans doute expliquer la raison pour laquelle ces quartiers sont laissés pour compte et les plus touchés par la crise qui nous accable en ce moment. Un segment de la population que certains regardent de haut et dont ils méprisent les aspirations. Un peuple immigrant pour qui la case départ est prédéterminée: préposé.e.s aux bénéficiaires avec statut incertain.

Revenons à Anglade. En quoi son parcours professionnel et le fait qu’elle ait flirté avec l’élite ne peuvent l’autoriser à revendiquer son haïtianité ? Georges Anglade (son père) a été, et sera toujours, une figure majeure de la communauté haïtienne et québécoise. Il était géographe, homme politique et écrivain respecté. Il était avant tout un amoureux de sa terre natale et il a insufflé la fierté de l’identité haïtienne à ses enfants. Dominique Anglade a vécu le séisme de l’intérieur. S’il y a une chose qui rassemble les Haïtiens de partout dans le monde (peu importe leur statut social), c’est bien la douleur des plaies encore vives de cette tragédie. En réponse au cataclysme, elle s’était investie dans la reconstruction du pays en créant la Fondation Kanpe. Organisation qui permet aux familles les plus vulnérables d’Haïti d’atteindre leur autonomie financière afin qu’elles puissent se tenir debout.

Luc Ferrandez se présente comme un allié des communautés racialisées. En 2016, il avait appuyé les revendications de groupes militants qui exigeaient l’implantation d’une commission sur le racisme systémique. L’an dernier, au micro de Patrick Lagacé, il avait disserté sur les conséquences du profilage racial et les maux (racisme, pauvreté) responsables des clivages menant vers la délinquance dans nos quartiers. Il avait eu le courage d’écorcher Denis Coderre, l’accusant d’avoir abandonné la communauté haïtienne (qui a grandement contribué à le porter au pouvoir pendant des décennies) en refusant la candidature de Kerlande Mibel au profit de Christine Black dans l’élection municipale à Montréal-Nord en 2016.

Les commentaires de Luc Ferrandez mettent un élément important en lumière. Un individu, en apparence, défenseur de la justice sociale, du droit des minorités, n’est pas à l’abri de ses propres biais (in) conscients. Il est l’un des rares au 98,5 à adresser les enjeux liés à la diversité et l’inclusion. Il a une posture d’allié sur ces questions. N’empêche que dans un même extrait, il peut être empathique et tenir des propos pleins de préjugés qui perpétuent les stéréotypes associés aux groupes minoritaires. Un paradoxe assez incroyable !

Si la noble intention de Luc Ferrandez était d’envoyer le message que Dominique Anglade représente la continuation d’une vieille garde libérale et la prolongation d’un establishment, il aurait pu le faire en se basant sur ces faits. On ne peut nier le parcours de l’ancienne vice-première ministre du Québec ni son statut social, ni ses privilèges. D’ailleurs ils ne sont en aucun cas incompatibles avec son identité haïtiano-québécoise. Ses origines et sa couleur de peau n’auraient jamais dû faire partie de l’argumentaire biaisé de Ferrandez.

Luc Ferrandez devrait se garder une gêne de distribuer des cartes de membres communautaires. Ces propos sont indicateurs d’un manque de culture. Rarement, nous réalisons à quel point ces biais portent atteinte au caractère et à la dignité de concitoyens. Malheureusement, la communauté haïtienne n’a pas à être pédagogue. Cette responsabilité ne lui appartient pas. Elle est probablement à court de mots et d’énergie et fort probablement trop occupée et dévouée à sauver des vies.

Luc Ferrandez n’a pas à s’excuser à la communauté pour ses paroles. Elle n’en est pas à ses premières excuses vides. Par contre, il pourrait prêter sa voix et faire pression sur le gouvernement du Canada afin de régulariser le statut des centaines de demandeurs et demanderesses d’asile haïtiens qui, au risque de leur santé, luttent pour combattre le COVID-19 et sauver des vies dans nos centres hospitaliers et nos maisons d’hébergement.

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