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Deni Ellis Béchard : Sur le terrain de la complexité

Photo: Photo: Josie Desmarais / Montage: Steve Côté / Métro

Dans l’œil du soleil et sous la plume de Deni Ellis Béchard, des expatriés cherchent à Kaboul une nouvelle trame à leur vie. Plus excitante, plus significative, peut-être, même s’ils ne l’avoueraient jamais ainsi. Ce sont leurs motivations, leurs réinventions et leurs désirs qu’explore l’écrivain, campant l’action 10 ans après le 11 septembre dans cette ville afghane où «même si chez soi, on n’est pas important, on peut devenir le héros nord-américain aventurier, colonial.»

Deni Ellis Béchard l’a constaté sur place : à Kaboul, tout le monde n’est peut-être pas, comme lui, un romancier ou un reporter, mais tout le monde est «un vendeur de fiction». La sienne, de fiction, Dans l’œil du soleil, se joue principalement dans les rangs de ces expatriés qui débarquent pour «aider». Pour «sauver les autres» dans leur esprit. «Se sauver soi» en réalité. «Mais qu’est-ce qu’on fait ici?» demandera l’une des protagonistes. «On se construit un CV, on fait des sous, on évacue notre culpabilité», lui répondra un autre qui trouvera sa force, sa dominance, dans cet Afghanistan qui agit «comme un théâtre».

Sur cette scène, tragique en vérité, les «acteurs» de l’Occident gazouillent, se filment, postent des photos sur leur compte Facebook. Elles datent d’il y a un an? Ne correspondent pas tout à fait à la réalité? Peu importe. Elles concordent avec la légende. Celle que l’on appose sous un égoportrait de soi dans les décombres, celle que l’on se construit. Ma légende à moi.

«Tout le monde veut avoir le contrôle de la narration. Tout le monde vit de fictions», souligne l’auteur.

Dans son récit riche et beau se disputent ainsi le pouvoir un chrétien évangéliste louisianais barbu abstinent, un ex-militaire rugueux magnétique travaillant pour une société de sécurité privée, une avocate spécialisée en droits de la personne qui défend les femmes emprisonnées, sans oublier cette «flopée de flamboyants journalistes et d’employés d’ONG».

Il y a aussi ce directeur d’école, vétéran du Vietnam «idéaliste», qui a laissé sa famille, son pays, pour «sauver» des jeunes filles afghanes. Dans ce supposé acte de bonté, qui lui permet d’exercer son autorité sur ses étudiantes, il freine dans son élan un élève motivé. Un jeune homme rempli d’ambition qui finira par voir dans les manigances de son prétendu bienfaiteur une tentative de contrôle sournois.

Ce personnage de vieillard érudit s’exprime en paroles toutes faites. En pensées pseudo-philosophiques qu’on pourrait aimanter sur un frigo. «J’ai rencontré beaucoup de gens comme ça, remarque Deni Ellis Béchard. Il y en a même qui ont lu le livre et qui m’ont dit : “Oh! Ça va vraiment insulter telle personne!” Mais si eux vivent comme ça, que puis-je y faire? Il faut critiquer les actions des autres.»

«Aux États-Unis, on aime beaucoup la littérature qui parle de la rédemption par la violence. Mais le problème, avec cette narration, c’est qu’elle est romantique. La violence ne mène pas à une rédemption. Elle croît, puis mène à un autre acte de violence. Et à un autre encore.»
– Deni Ellis Béchard

Pour ce faire, l’écrivain né en Colombie-Britannique d’une mère américaine et d’un père gaspésien a choisi ici le spectre de la littérature. «On dit souvent que la fiction est plus vraie que la vérité. Parce qu’elle est transparente sur le plan des mécanismes. Et c’est ce que je voulais faire : être transparent.»

De là naissent la véracité et l’émotion accrue de certaines scènes, comme celle d’ouverture, où une attaque survient au cours d’une soirée. Les étrangers visés trouvent refuge dans une chambre forte, débouchent des alcools de qualité, observent les événements dans les caméras de surveillance et écoutent du Lana del Rey. «Même s’ils sont en Afghanistan, ils voient la guerre à la télévision, remarque l’écrivain. Ils écoutent une icône chanter des hymnes des États-Unis. C’est comme une fête. Ça n’arrête pas d’être une fête.»

Pour les locaux, par contre, rien de tel. En vrai, comme dans ses pages, Deni Ellis Béchard rappelle que le pays ravagé est peuplé principalement de jeunes. Sans avenir, sans perspectives, sans vie sociale, sans rien. «La moitié des habitants ont moins de 18 ans et sont frustrés sexuellement. Ils vont à la guerre comme on va jouer au paintball», remarque un personnage. «Les Américains sont en Afghanistan depuis 15 ans. Et il y a toute une génération qui a grandi avec leurs histoires. Qui espère en faire partie. Mais qui en est exclue.»

L’histoire que l’auteur raconte, lui, s’inspire notamment du Sun Also Rises de Hemingway. «De l’image de cette génération perdue après la Deuxième Guerre mondiale en Europe. De ces hommes dans la vingtaine, la trentaine, la quarantaine, qui se promènent, qui boivent, qui n’ont pas de but dans la vie. Mais qui ont un pouvoir démesuré dans les pays qui ont vécu la guerre. En tant qu’Américains, en tant que gagnants.»

Voyageant entre ce Kaboul semblable à «un calendrier de couchers de soleil», La Nouvelle-Orléans, le Maine et le Québec, la dernière œuvre de Deni Ellis touche aux questions de la loyauté, ou plutôt de son manque. Et du choix, que certains ont en abondance, d’autres pas. De ce choix qui change de perspective quand on arrive en zone de guerre.

L’auteur, qui a été récompensé en 2007 par le Prix du Commonwealth du premier roman pour Vandal love ou Perdus en Amérique, ajoute qu’il a également voulu explorer «la futilité du pouvoir masculin». «De ces hommes qui veulent à tout prix trouver la rédemption dans leur force, qui se prennent pour ceux qui savent et qui emploient la violence du savoir contre les autres peuples.» Sans oublier ce désir malsain d’inscrire «son histoire avec un petit h dans l’Histoire avec un grand H». «Une décision qui n’est pas éthique, qui n’est pas morale. Qui est basée entièrement sur le désir d’avoir une certaine influence.»

Cela dit, si son roman devait en avoir une, influence, c’est peut-être celle de dire que «s’impliquer dans un autre pays, c’est complexe». «On vit dans une société qui n’aime pas la complexité. Elle nous rend mal à l’aise. Mais on a besoin de faire la paix avec elle pour pouvoir faire les choses mieux, réellement aider. Quand on essaye de rendre ça simple, on fait du mal. Aux autres. À nous-mêmes.»

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Dans l’œil du soleil
Aux éditions Alto

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