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Nancy Huston: «Je n’ai jamais fait un livre comme ça»

Photo: Josie Desmarais/Métro

Qu’ont en commun la romancière canadienne Nancy Huston et le dictateur sanguinaire cambodgien Pol Pot? La réponse: bien plus que vous ne pourriez imaginer. Dans son plus récent roman, Lèvres de pierre, l’auteure raconte en parallèle leurs deux parcours de jeunesse.

Jamais l’écrivaine originaire de Calgary n’a écrit autant de moutures d’une même histoire. D’ailleurs, Lèvres de pierre est dédié à Eva et à Pierre, ses éditeurs «qui ont eu une patience surhumaine» en lisant des dizaines de versions de son livre, dit-elle.

«J’ai vraiment essayé plein de choses différentes, je ne savais pas exactement comment m’y prendre. Je ne suis rien, sinon obstinée! Je me suis jetée contre le mur plein de fois.»

Nancy Huston ressentait le besoin d’écrire sur le Cambodge. De façon presque absurde, elle avait l’impression que ce petit pays d’Asie du Sud-Est, qu’elle a visité en 2008, la concernait.

Mais la Française d’adoption n’arrivait pas à se mettre dans la peau d’un personnage cambodgien. Jusqu’à ce qu’elle s’attarde au «sourire radieux, mais absent» des statues de Bouddha, le même qu’affichait Pol Pot sur ses photos… Et le même qu’elle a pris l’habitude de porter, tel un masque.

Vous avez écrit plusieurs moutures de ce livre. Comment vous êtes-vous arrêtée à cette version finale?
C’est vraiment l’insistance de mes éditeurs. Je leur disais: «Non non non, il faut garder ça, ça et ça!» J’avais plein d’autres parties, et eux ont dit: «Non, ces deux parties sont intéressantes. Tu gardes ça et c’est tout.»

Êtes-vous satisfaite du résultat? Ont-ils eu raison d’insister autant?
Ça ne m’est jamais arrivé d’avoir si peu de certitudes à l’égard d’un projet à moi. Maintenant, je suis satisfaite parce que les gens réagissent de façon positive. Je sens qu’ils comprennent quelque chose d’essentiel. J’aime beaucoup les réactions dans la presse, les lettres que j’ai reçues, ça me touche énormément. J’étais prête à abandonner, beaucoup de fois en fait, ce qui ne m’était jamais arrivé. C’est un grand soulagement. Je dirais que c’est une joie de sentir que finalement, ils avaient raison.

Est-ce pour cette raison que vous expliquez votre démarche au début du roman?
Oui; c’est la première fois que je fais ça. En fait, je n’ai jamais fait un livre comme ça. J’avais toujours dit que je ne ferais pas d’autofiction. Ensuite, j’ai fait quand même Bad Girl [en 2014]. Dans le cas présent, c’est le sujet du Cambodge qui me travaillait, qui me torturait, qui me revenait tout le temps.

«C’est toujours un pari lorsqu’on invente un personnage: est-ce qu’il va accepter de vous parler, de vivre en votre tête? Saloth Sâr l’a accepté.» – Nancy Huston, écrivaine

À partir de quel moment avez-vous établi des parallèles entre la jeunesse de Pol Pot, Saloth Sâr de son vrai nom, et la vôtre?
J’ai vraiment écrit des versions nombreuses et variées de ce livre. Finalement, le choix de Pol Pot s’est imposé, parce qu’en lisant sa biographie écrite par Philip Short, je me suis rendu compte qu’on avait des éléments de notre enfance en commun: le fait d’avoir été plongés dans des mondes très différents, d’être passés d’une religion à une autre [Saloth Sâr a étudié dans un monastère bouddhiste avant d’être envoyé à l’école catholique sous le régime colonial]. Je pouvais m’identifier. Mon enfance a aussi été très multiple, bordélique et déstabilisante. (Rires) Comme il a eu une éducation occidentale, qu’il est venu à Paris comme moi, je me suis dit – et ça peut sembler une provocation – que s’il y a un Cambodgien que je peux essayer de comprendre de l’intérieur, c’est peut-être lui. Pas du tout pour dire qu’on est pareils, évidemment, car si je compare, c’est aussi pour souligner les différences.

Quelle est la plus grande différence entre vous deux? En effet, vous établissez plusieurs parallèles entre vos parcours: le même sentiment d’exclusion pendant l’enfance, le même sourire de façade, vos corps instrumentalisés, vos études en France…
La principale différence, c’est qu’il est cambodgien et que je suis canadienne. Il vient d’un pays pauvre, je viens d’un pays riche. Il vient d’un pays sous-développé, je viens d’un pays surdéveloppé. Ce n’est pas une différence de nature. S’il avait grandi dans l’ouest du Canada, il ne serait pas devenu ce qu’il est devenu, évidemment.

Comment vous êtes-vous sentie en découvrant que vous aviez des traits en commun avec un des pires dictateurs de l’histoire récente?
Ça n’est pas une surprise pour moi, je n’ai jamais pensé que les dictateurs étaient d’une autre espèce que nous. J’ai toujours eu une très mauvaise opinion des êtres humains. J’ai toujours trouvé que le mot «humanité» pour dire quelque chose de gentil est très prétentieux. Il n’y a que nous qui pouvons être inhumains. L’inhumain fait partie de l’humain, comme disait Romain Gary. Pour mon avant-dernier livre [Le club des miracles relatifs], j’ai passé deux ans dans la tête d’un tueur en série. C’est ça aussi, le travail du romancier; on n’est pas là pour juger les autres, mais pour les comprendre, pour se mettre dans leur peau.

Quand vous êtes arrivée à Paris, 25 ans après Saloth Sâr, vous avez marché dans ses pas. Vous avez visité les mêmes endroits, y avez découvert le communisme, scandé les mêmes slogans… Quelle impression ça vous fait d’avoir fréquenté les mêmes cercles que lui?
À l’époque, j’étais tellement fascinée par les intellectuels français, leur côté péremptoire, sûr d’eux, ça m’en imposait. Et je pense que lui aussi… Par contre, il était moins fasciné par les gens éloquents. Je crois que ce qui l’a vraiment transformé à Paris, c’est son expérience dans la cellule communiste, où il s’est enfin senti valorisé.

À force de recherches et de lectures, en êtes-vous venue à avoir l’impression de connaître intimement Saloth Sâr?
J’espère que le lecteur a cette impression aussi, ce n’est pas seulement pour moi. Le but de l’opération n’est pas de mieux comprendre un dictateur, c’est de montrer la responsabilité de mes pays dans la formation de ce dictateur. Quelle est ma culpabilité, à moi? La sienne, elle est flagrante, elle est évidente. Mais quelle est la mienne? [Adolescente, aux États-Unis] j’étais dans un pays qui bombardait le sien, et je ne le savais pas. Je vivais dans ce pays pendant qu’il massacrait des paysans à l’autre bout de la terre, et je ne le savais pas. Ensuite, j’étais dans le pays qui a dominé le Cambodge pendant toutes ces années [la France], et je ne le savais toujours pas. J’étais dans le pays qui a transformé tous ces gens en révolutionnaires marxistes et je m’en foutais. Ou alors, au contraire, j’embarquais: moi aussi, je voulais être révolutionnaire. C’est aussi ça, l’exploration : comment est-ce que j’ai contribué à cette horreur? C’est la question que pose le livre.

Vous écrivez au sujet de Pol Pot: «Comment me l’approprier littérairement, sans me sentir en permanence dans l’imposture?» Que voulez-vous dire par là?
L’imposture, c’est si on ne se croit pas soi-même. Ça va sauter aux yeux des lecteurs que ce n’est pas authentique. Je me serais sentie dans l’imposture si j’avais mené à terme les versions dont je vous parlais au début. On le sent quand une chose est fausse, quand un personnage refuse de prendre vie. Étrangement, ce petit garçon est devenu vivant pour moi, je ne m’y attendais pas. Je m’émerveillais au fur et à mesure d’arriver à imaginer ce qu’il avait ressenti à l’âge de 9 ou 10 ans, jusqu’au moment où il a disparu dans le maquis et est devenu Pol Pot.

Mad Girl à l’ère de #MoiAussi

Alors que la première partie de Lèvres de pierre, Homme nuit, relate la jeunesse de Pol Pot, la deuxième, Mad Girl, s’attarde par l’autofiction à celle de Nancy Huston, de son enfance à Calgary à ses débuts comme écrivaine à Paris.

Les événements traumatisants vécus par l’auteure dans sa jeunesse ont une résonance particulière en cette ère de #MoiAussi, bien que Nancy Huston ait terminé la rédaction de Lèvres de pierre avant la vague de dénonciations.

L’auteure salue ce mouvement «très important», mais déplore les contradictions qui habitent les femmes. «On ne dénonce pas assez la transformation des femmes en objets par notre société. […] C’est un peu plus compliqué que juste dire: Les hommes devraient nous respecter. Parce que nous-mêmes, nous ne nous respectons pas.»

Lèvres de pierre, des Éditions Actes Sud, est disponible dès maintenant en librairie.

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