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«Ne croyez surtout pas que je hurle»: la cinéfolie qui sauve

L'affiche du film Ne croyez surtout pas que je hurle présente une main dans une mitaine blanche tenant un jouet.
Le film «Ne croyez surtout pas que je hurle» de Frank Beauvais est présenté aux RIDM les 20 et 23 novembre. Photo: Collaboration spéciale avec AlloCiné

Lorsque son amoureux avec qui il avait tout plaqué pour s’établir en Alsace l’a quitté, Frank Beauvais a sombré dans une profonde dépression. Ou plutôt dans une crise de «cinéfolie», comme il le dit si bien. Il traduit splendidement ce passage à vide marqué par l’isolement dans son essai documentaire Ne croyez surtout pas que je hurle, un cri du cœur intime et politique présenté aux RIDM.

D’avril à octobre 2016, dans l’«ivresse de la solitude transformée en vertige», Frank Beauvais s’est gavé de films de tous genres et de toutes les époques, dont plusieurs classiques du cinéma, mais aussi Elf (Jon Favreau) et Réjeanne Padovani (Denys Arcand).

De ces 400 longs métrages des autres dans lesquels il s’est réfugié de la «laideur du monde», le cinéaste a extrait des milliers d’images qu’il a ensuite tissées avec l’aide du monteur Thomas Marchand pour former la trame visuelle de Ne croyez surtout pas que je hurle.

«Je sombre littéralement dans les films des autres», dit-il dans sa narration, seul habillage sonore du film, où il relate dans un flux de conscience, tel un journal intime ou une chronique, son vécu et son ressenti des événements survenus dans sa vie au cours de cette période. 

Comme son état d’esprit d’alors, le rythme de son œuvre est essoufflant, voire hypnotisant, laissant peu de place aux spectateurs pour respirer.

«Pour les images, j’avais le défi de couper le robinet, d’arrêter le flux pour faire d’une activité passive quelque chose d’actif, explique-t-il en entrevue. Quand est arrivé le moment d’écrire le texte, le défi littéraire était au contraire d’ouvrir les robinets et de déverser à la fois le mal-être de cette époque et la colère que je ressentais par rapport aux événements politiques en France et ailleurs.»

S’il a vécu des difficultés personnelles au cours de ces six mois de solitude, dont sa rupture amoureuse et le décès de son père, survenu chez lui, Frank Beauvais a aussi souffert d’être témoin à distance des actualités locales et internationales, marquées notamment par le mouvement Nuit debout, les attentats de Nice et l’état d’urgence, en France et ailleurs, à la suite de la tuerie au club Pulse à Orlando, la mort du chanteur Prince et la crise des réfugiés.

En résulte un film à la fois intime et politique, à l’image de son créateur. «Les deux sont intimement liés, en tout cas, en ce qui me concerne, dit-il. Je suis très perméable aux événements politiques et à la façon dont ils influent sur nos existences.»

«Ce n’est pas qu’un film sur la dépression, la répression ou la cinéphilie; c’est aussi un film sur l’amitié et sur la possibilité d’être sauvé grâce à elle.» – Frank Beauvais

Le cinéaste n’hésite pas à qualifier de «traumatisme très fort» les attentats qui ont ciblé la France ces dernières années, notamment celui du Bataclan, et les mesures d’état d’urgence qui ont suivi. «On n’en est pas sortis, soutient celui qui vit désormais à Paris. En France, avec la politique intérieure et la répression policière, la contestation sociale ne fait que s’accroître.»

Regarder le monde tourner pas très rondement depuis le village conservateur d’Alsace où il résidait a suscité un grand sentiment d’impuissance chez l’artiste. «Je pense que ma volonté de traduire cette impuissance a été un des moteurs de ma prise de parole.»

«Comme un immense puzzle»

Au-delà du propos sensible et percutant de Frank Beauvais, Ne croyez surtout pas que je hurle coupe le souffle par son travail colossal de collage d’images soigneusement sélectionnées parmi quelque 400 films.

Ces images dialoguent magnifiquement avec ses paroles bouleversantes et poétiques, le tout dans un puissant symbolisme.

Qu’est-ce qui est venu en premier: les images ou le récit? «C’est une question très pertinente, répond
en riant le cinéaste. D’abord, il y a eu le visionnement de tous ces films. Ensuite, j’ai décidé d’en extraire toutes les images qui, pour moi, sont chargées d’un sens poétique ou qui ont un fort potentiel polysémique.»

Comme il l’avait fait pour de précédents courts métrages, Frank Beauvais s’est donné une règle: ne sélectionner que des «plans perdus» de films, c’est-à-dire des images que même les cinéphiles purs et durs ne pourront reconnaître.

Ainsi, il n’y a aucun visage d’acteur connu dans son film. On y voit plutôt des personnages anonymes, souvent de dos, des parties de corps, des paysages ou des objets, tous au fort potentiel évocateur, qui illustrent l’angoisse et le mal de vivre de Frank Beauvais à l’époque.

Comme ces nombreux plans de squelettes, notamment. «Toute cette période est marquée par le spectre de la mort de mon père, mais aussi par toutes les morts atroces qui ont eu lieu en 2016», remarque-t-il.

Avec 18 heures de très courts extraits en main, il s’est rendu chez son monteur. «Nous les avons classées, puis nous avons vu et revu toutes les images jusqu’au moment où, pour continuer, il a fallu faire ce que je redoutais le plus: me mettre devant mon ordinateur et écrire!»

Pas étonnant qu’il redoutait ce moment. Partager avec autant de vulnérabilité les pans les plus sombres et personnels de sa vie, comme dans un livre ouvert, demande un immense courage.

«Je m’étais dit dès le début que, si je devais passer ce cap difficile de l’expression à la première personne, il fallait tout mettre sur la table et être le plus honnête possible», dit-il.

Une fois son récit écrit et enregistré, il y a juxtaposé le matériel visuel. «On a bouché au fur et à mesure tous les noirs comme un immense puzzle, résume-t-il. Ce qui m’intéressait, c’était le contrepoint, par moments la métaphore, pour arriver à un résultat de tension poétique, pour créer chez le spectateur une interrogation… Et y amener un peu d’humour aussi!»

En se réappropriant ainsi les images des autres, l’artiste leur a donné un tout nouveau sens qui a résonné auprès du public, à sa grande surprise. «Me rendre compte que cette aventure extrêmement intime rejoignait les préoccupations d’autres personnes a été un grand bonheur.»

Sans aller jusqu’à dire que ce film l’a soigné, Frank Beauvais admet que «le geste créatif» lui a donné un nouveau souffle en le sortant de l’inertie. En partageant au reste du monde sa parenthèse de solitude, il a compris qu’il était loin d’être seul.


Ne croyez surtout pas que je hurle

Les 20 et 23 novembre aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM)

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