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Un an de pandémie: flou artistique pour les arts de la scène

La musicienne pigiste Marie-Josée Frigon se considère privilégiée d'avoir pu conserver son contrat de saxophoniste pour l'émission «Belle et Bum». Photo: Claude Dufresne/Télé-Québec

Après un an de pandémie, les arts de la scène – musique, théâtre, danse, cirque, humour et arts performatifs – demeurent dans le noir quant à la reprise définitive de leurs activités. Leurs artisans subiront les contrecoups des fermetures prolongées bien après le retour à la normale.

Au bout de quelques minutes d’entretien avec Métro, Marie-Josée Frigon exprime un malaise. «Je ne veux pas avoir l’air de la fille qui a une job et qui se plaint. Je suis quand même une des très rares privilégiées», dit-elle.

Privilégiée, car elle a pu conserver un seul de ses nombreux contrats de musicienne pigiste depuis le début de la pandémie. Les téléspectateurs de Belle et Bum auront reconnu sur notre photo la saxophoniste aux cheveux rouges qui fait partie de l’équipe musicale de l’émission depuis plus de 15 ans.

Mais deux jours de tournage par semaine, six mois par année, ça n’est pas suffisant pour subvenir à ses besoins. Avant le premier confinement, Marie-Josée Frigon accompagnait plusieurs artistes sur scène – dont les Trois Accords –, en plus de donner des concerts dans des festivals, des spectacles de jazz et de participer à des événements corporatifs. Tout est tombé à l’eau du jour au lendemain.

Le fait que cette pigiste se considère «choyée» de pouvoir encore exercer son métier à temps partiel en dit long sur la détresse professionnelle que vivent les artistes de la scène.

La Guilde des musiciens et des musiciennes du Québec rapportait la semaine dernière que 40% des musiciens professionnels travaillent actuellement en dehors de l’industrie pour gagner leur vie.

Cette précarité touche l’ensemble des arts de la scène. «Tous les secteurs qui nécessitent une rencontre en présence d’un public ont été les plus durement touchés par la pandémie», soutient la professeure à la Faculté de musique de l’Université Laval et chercheuse au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoise (CRILCQ) Sandria P. Bouliane.

Après quelques mois à survivre grâce à la PCU, Marie-Josée Frigon en a eu assez. «Rendu au moins d’août, ce n’était plus drôle.»

«J’ai réalisé que je n’avais pas le choix de sortir de ma zone de compétences pour pouvoir gagner ma vie.» -Marie-Josée Frigon

Elle a alors offert ses services comme professeure de musique à l’école primaire Ludger-Duvernay à Verchères. Depuis octobre, elle enseigne à 18 groupes à raison de trois jours par semaine. En parallèle, elle gère aussi un marché public. «Je me diversifie, pas le choix!» résume-t-elle de sa voix énergique.

Iniquité pour les arts de la scène

Marie-Josée Frigon croit que les arts de la scène passent en dernier aux yeux des décideurs. Elle ne comprend pas pourquoi les règles strictes qu’elle observe sur le tournage de Belle et Bum ne s’appliquent pas aux salles de spectacle. «Je trouve ça inéquitable», laisse-t-elle tomber.

Sans se prononcer sur les décisions de la santé publique et du gouvernement, Sandria P. Bouliane estime que les mesures devraient être équitables dans «des contextes et des contraintes comparables».

«Il n’y a pas de raison qu’une petite salle de théâtre qui fonctionne avec billetterie et places assignées ne puisse pas recommencer ses activités si les cinémas peuvent le faire», cite-t-elle en exemple.

C’est ce que déplore également le regroupement Scènes de musique alternative du Québec (SMAQ), dont la soixantaine de salles diffusent plus du trois quarts des représentations de musique au Québec.

Parce qu’elles ont des permis de bars, la plupart de ces salles ne peuvent pas rouvrir, et ce, même en zone orange. À Montréal, la SMAQ représente notamment le Lion d’Or, la Sala Rossa et le Théâtre Fairmount.

Son directeur Jon Weisz a récemment publié une lettre ouverte dénonçant le flou entourant la reprise des activités de ces salles qui présentent des centaines d’événements chaque année.

«La réalité en musique, c’est que la plupart des spectacles ont lieu dans des salles qui doivent financer leur mandat culturel avec la vente d’alcool et de nourriture, parce qu’historiquement, elles ont été exclues des systèmes de financement», explique-t-il.

Des impacts à long terme

Le milieu des arts vivants subira les contrecoups de la pandémie bien après un éventuel retour à la normale. «Il faut déjà se mettre en mode après-crise. Une fois que ce sera terminé, il y aura énormément de défis à relever», dit Sandria P. Bouliane, qui animera une table ronde sur le sujet vendredi dans le cadre d’un colloque en ligne du CRILCQ sur les conséquences de la pandémie sur le milieu culturel.

Déjà fragiles avant la COVID-19, certains acteurs se relèveront difficilement. Les salles de spectacle indépendantes devront rembourser l’aide qui leur a été allouée sous forme de prêt, mentionne Jon Weisz. «Je pense que notre secteur sera fragilisé pendant au moins deux ou trois ans après la fin de la pandémie», estime-t-il.

Autre casse-tête : l’engorgement dans l’offre culturelle. Depuis un an, de nouveaux spectacles sont créés, mais aucun n’a été diffusé. «Il faudra choisir qui on privilégie, qui on choisit. Tous les producteurs seront à la recherche de lieux. Il y aura un effet d’entonnoir», anticipe Mme Bouliane.

Il est aussi probable qu’en raison des réorientations de carrière de plusieurs artistes, il y ait une pénurie de travailleurs culturels lors de la reprise des activités. «Peut-être que les artistes ne seront plus aussi disponibles qu’ils l’étaient avant» en raison de leurs nouveaux engagements, commente la chercheuse.

Et est-ce que le public sera au rendez-vous dans les salles? Cette autre question préoccupe grandement Jon Weisz.

Malgré ces inquiétudes, la reprise des arts de la scène sera salutaire, croit Mme Bouliane. «L’expérience sensorielle des arts est irremplaçable : admirer une toile au musée, avoir chaud lors d’un spectacle ou être ému par le regard d’un comédien dans une pièce de théâtre, ce sont des choses qu’on ne peut pas vivre à travers un écran.»


Des leçons à tirer

Bien qu’elle trépigne à l’idée de retrouver la scène, la saxophoniste Marie-Josée Frigon tire des leçons de sa réorientation de carrière. «Je ne me serais jamais mise en danger si je n’avais pas eu besoin de le faire. Ça m’a obligé à surmonter mes peurs, à repartir à zéro. C’est très, très, très gratifiant et j’en sors beaucoup plus forte et très grandie.»

Une des présentations au colloque du CRILCQ portera sur les artistes de la relève. «Un groupe d’étudiants s’est intéressé à une maison de disque de Sherbrooke. Leur étude démontre que malgré les difficultés rencontrées, certains artistes ont réussi à se tailler une place dans le milieu grâce à la webdiffusion», mentionne Mme Bouliane.

Le passage des arts au numérique dans la dernière année a par ailleurs profité à certains artistes en région éloignée qui ont ainsi pu se démarquer, ajoute la chercheuse. «Ils ont réussi à avoir une présence auprès d’un public plus diversifié et plus étendu dans le territoire.»


En chiffres

114 440 C’est le nombre de travailleurs du milieu culturel qui ont perdu leur emploi au Canada en 2020, ce qui correspond à un travailleur sur quatre.

45 M$ C’est la somme du box-office des cinémas au Québec pour l’année 2020. Ce montant représente une chute de 75% par rapport au box-office de 2019.

1/2 C’est la proportion de musiciens qui font face à des difficultés financières. Depuis un an, la proportion de musiciens gagnant moins de 10 000$ par an a plus que triplé.

450M$ C’est la somme qu’a investie le gouvernement du Québec depuis le début de la pandémie pour soutenir le milieu culturel.

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