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Un meme vendu en microtransaction

Une nouvelle toute bête, soit l’ajout d’un personnage dans un jeu mobile, fut assez pour me faire tomber dans une spirale d’inquiétude pour l’avenir des jeux vidéos et même de l’art en général.

La nouvelle: Looney Tunes World of Mayhem ajoute Big Chungus, un Bugs Bunny en surpoids, à la liste grandissante de personnages de ce gacha game fort en microtransactions. L’annonce s’est faite dangereusement proche du 1er avril, nous portant à croire que tout ceci n’était qu’un canular. Eh bien non, il semblerait que l’événement mettant en vedette une version bedonnante de Bugs Bunny soit bel et bien en cours.

Ce qui est spécial dans tout ça, c’est que Big Chungus n’est pas un personnage officiel de Looney Tunes. C’est un meme d’internet.

L’histoire courte du meme Big Chungus:
-Un Bugs Bunny gras qui apparaît dans un cartoon de 1941
-Une image de ce dessin animé est publiée sur un forum 4Chan
-Un mot, «Chungus» inventé par le journaliste Jim Sterling
-Puis finalement, l’assemblage de tout ça sur une fausse pochette de jeu PS4 sur un subreddit. (Oui, je sais, du gros n’importe quoi.)

La blague est répétée à outrance à toutes les sauces sur des forums de meme, jusqu’à ce que la chambre à écho qu’est l’internet finisse par nous faire croire que ça doit être un bon running gag, «étant donné que tout le monde le répète sans arrêt». Quand un meme est repris assez souvent, il finit par être gravé pour toujours dans la mémoire collective, comme un inside joke pour les gens qui passent trop de temps sur le web.

Le passage à la réalité

Son inclusion dans un jeu de Warner Bros est quand même terrifiante: ça fait passer le personnage de l’imaginaire au réel, ça l’officialise, matérialise, l’amène dans le canon.

En surface, on s’en fout: c’est juste un Bugs Bunny cocasse, une blague trouvée sur internet, un clin d’œil du développeur.

Là où c’est inquiétant pour le futur, c’est que l’inclusion de Big Chungus a eu l’effet escompté: les sites de nouvelles se sont soudainement mis à parler de Looney Tunes World of Mayhem, lui faisant une publicité plus efficace que n’importe quelle bande-annonce à passer après 5 secondes. La preuve: ça m’a inspiré cet article, j’ai téléchargé le jeu pour m’assurer que ce n’était pas un poisson d’avril, et je vous en parle en ce moment!

C’est TROP efficace. C’est la version 2.0 du producteur qui dit à son équipe «de tout faire pour que leur campagne devienne virale» (comme si c’était quelque chose que l’on peut prédire ou provoquer). Avec les memes, c’est trop facile. On fouille dans la banque disponible sur internet, on le colle sur un produit, et voilà: ça devient viral.

Les comptes Twitter et Facebook de compagnies utilisent de plus en plus de memes pour connecter avec la culture du web, notamment Sonic the Hedgehog, Xbox Game Pass, ou Oculus (pour nommer uniquement ceux qui sont dans mon feed).

Le futur terrifiant, c’est lorsque l’art (les jeux, les films, les séries) seront volontairement conçu pour devenir des memes parce que c’est la meilleure publicité qui soit.

Un peu comme les jeux vidéos créés pour les streamers, qui ne sont pas amusants à jouer, mais à regarder (Getting Over It, Goat Simulator, Human Falls Flat, etc.). Le joueur n’est plus le public cible: c’est la publicité qu’il génère qui l’est. Gardons ça en tête lorsque nous verrons le médium se transformer dans la prochaine décennie.

Le sentiment d’appartenance, vendu en microtransaction

Dans le cas de Looney Tunes World of Mayhem, ça devient rapidement diabolique.

Sur le Twitter officiel du jeu, les joueurs réalisent que le niveau minimum requis pour utiliser Big Chungus est élevé, les obligeant à se plonger intensément dans cet enfer de microtransaction s’ils veulent incarner leur personnage «préféré». On peut déduire que plusieurs deviendront accros et dépenseront beaucoup d’argent pour en venir à bout. Sinon, il suffit de payer 27,99$ pour obtenir le personnage instantanément. (Êtes-vous sérieux?!)

Une image du web a donc été transformée pour devenir un produit de consommation, pour générer du profit.

Mais pourquoi les rôdeurs de forums veulent-ils absolument posséder un personnage virtuel vide de sens? Parce que lorsqu’un meme apparaît ailleurs que sur internet, ceux qui le connaissent se sentent validés, sentent qu’ils font partie de la bande. Ce sentiment d’appartenance est excessivement important pour les gens seuls ou délaissés, particulièrement depuis le début de la crise sanitaire.

C’est d’ailleurs l’un des sujets du documentaire Feels Good Man, racontant le destin tragique de Pepe the Frog. Un personnage de bande dessinée indépendante qui a été avalé par l’internet, mâché, et recraché en tant que symbole de haine, sous le regard terrifié de son créateur. C’est déchirant de voir cet artiste perdre le contrôle de sa création et de voir les étiquettes qui lui sont collées. Un documentaire incroyablement déprimant et inquiétant, que je conseille malheureusement à tout le monde de voir.

Tout ça pour dire que les memes sont aussi très volatiles. Situation inévitable à venir dans un futur proche: une compagnie pige dans la boîte de meme d’internet un symbole dont elle ne connaît pas l’origine ou la signification, ça génère une controverse, ça met une tache indélébile à son dossier, elle ne réussit pas à se relever. Fin.

Parce qu’au final, Big Chungus, ce n’est rien. Si certains meme sont des reprises de gags marquants de votre émission favorite, d’autres sont des symboles creux dont la plupart des gens ne connaissent même pas l’origine. Ce meme est une coquille vide, un simulacre de blague, un symbole qui ne réfère à rien, comme une icône raccourcie sur votre bureau pour une application qui a été désinstallée depuis.

Effectivement, nous ne sommes pas prêts à ce que les memes d’internet deviennent des produits de consommation

Pour tenter de réparer ma gaffe (celle d’être tombé dans le panneau et d’avoir fait de la publicité pour le jeu), je vous encourage à NE PAS télécharger Looney Tunes World of Mayhem, étant donné que ce n’est qu’un autre Skinner box dont l’objectif est uniquement de vous siphonner votre petit change.

Un texte de Martin Brisebois de Jeux.ca

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