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La face sombre de la Turquie

Photo: Getty Images
Dmitry Belyaev - Metro World News

La répression dictée par l’autocrate turc Recep Tayyip Erdogan à la suite du coup d’État manqué de juillet s’est répercutée dans l’ensemble de la société. Métro a analysé la situation de ce pays qui aspire à entrer dans la famille européenne – quitte à mettre l’Union en péril.

La récente tentative de coup d’État a plongé la Turquie dans une tourmente politique, économique et sociale. Dans les jours qui ont suivi, 60 000 personnes ont perdu leur emploi ou été suspendues, 11 000 autres ont été arrêtées et 19 000 ont été détenues.

Les purges amorcées par le président Erdogan se poursuivent toujours, plus de trois mois après le coup d’État raté. Le gouvernement turc tente encore de débusquer les fidèles de l’imam Fethullah Gülen, suspecté d’avoir fomenté la révolte avortée, et de réduire au silence l’opposition, comme l’arrestation récente de Murat Sabuncu, rédacteur en chef du quotidien dissident Cumhuriyet, le prouve.

«Les militaires, les fonctionnaires, les enseignants, tous sont visés par la purge, croit Ivan Eland, directeur du centre sur la paix et la liberté du Independent Institute, en Californie. La Turquie est devenue plus autocratique et cette tendance risque de s’amplifier. Les conséquences seront aussi graves que si le coup d’État avait réussi.»

M. Sabuncu est devenu le 113e journaliste emprisonné en Turquie, un nombre qui fait de ce pays la plus grande prison du monde pour les travailleurs de l’information.

Peur et délation
La vie dans le pays a déjà changé dramatiquement. L’anti-américanisme a refait surface depuis que les autorités turques ont affirmé que les États-Unis et d’autres pays occidentaux étaient derrière la tentative de renversement. La peur d’être arrêté et de perdre son emploi provoque un grand sentiment d’insécurité chez les citoyens aux opinions politiques divergentes.

«Les gens hésitent à parler de politique, et surtout à critiquer le gouvernement. La liberté d’expression et la liberté de presse sont gravement entravées», observe Oya Dursun-Ozkanca, professeure adjointe en science politique au Elizabethtown College.

«Le gouvernement turc est souvent accusé d’utiliser le coup d’État comme un prétexte pour éliminer toute forme d’opposition politique. On peut donc s’attendre à ce que le nombre de détenus augmente.»

«On assiste à l’effritement complet des libertés fondamentales et du régime de droit. La plupart des experts ne classent plus la Turquie dans la catégorie des pays démocratiques.» –Melissa Marschall, professeure de science politique à l’Université Rice et experte de la Turquie

La stabilité du régime turc est essentielle à la stabilité de l’ensemble de la région. Une situation hors de contrôle en Turquie pourrait affecter l’ensemble du Moyen-Orient, mais aussi l’Union européenne. Le président Erdogan a récemment menacé de relâcher trois millions de réfugiés si son pays n’était pas admis au sein de l’UE.

«Je ne crois pas que la Turquie va intégrer l’Union européenne, soutient Jabeur Fathally, expert du Moyen-Orient et du terrorisme à l’Université d’Ottawa. Plusieurs pays européens sont contre l’idée. La Turquie est perçue comme instable. Elle a de nombreux problèmes avec les droits humains (la répression de la rébellion kurde, des allégations de torture et de détention illégale, etc.). Les habitants de l’Union européenne refusent son admission parce que la Turquie est essentiellement perçue comme un pays musulman. L’entrée des Turcs dans l’Union signifierait sa fin.»

L’accession de la Turquie à l’UE pose également plusieurs questions de sécurité. Le pays deviendrait aussi une des nations les plus populeuses de l’UE, ce qui entraînerait nécessairement des réformes au sein de l’organisation politique de l’Union.

Le sujet de l’identité européenne est aussi sur la table. «Il serait bénéfique pour l’Europe d’admettre dans ses rangs un pays musulman afin de prouver qu’il ne s’agit pas d’un cercle chrétien fermé», affirme Oya Dursun-Ozkanca.

«Mais la Turquie traverse des temps difficiles. À moins que les dirigeants fassent de l’entrée dans l’Union européenne une priorité, il est difficile de croire que le pays va entamer de véritables réformes démocratiques.»

Réformes militaires

Après le putsch manqué, plusieurs réformes ont été mises en place en Turquie.

Le décret annoncé par Erdogan permet au président et au premier ministre de donner des ordres directement aux commandants de l’infanterie, de l’aviation et de la marine.

Il entérine également le renvoi de 1389 membres du personnel militaire. En outre, il place les forces armées sous la direction du ministère de la Défense et les hôpitaux militaires sous l’autorité du ministère de la Santé. Le Conseil militaire suprême, qui tranche les litiges militaires, a aussi vu ses pouvoirs accrus.

«Quiconque n’appuie pas l’AKP est vulnérable»

Erdogan

Entrevue avec Melissa Marschall, professeure de science politique à l’Université Rice et experte de la politique turque

Comment la vie a-t-elle changé en Turquie après le coup d’État manqué?
Le putsch a créé un climat de peur et de suspicion. Les gens craignent de parler contre le gouvernement par peur de perdre leur emploi. Immédiatement après la tentative de coup d’État, ils se sont sentis obligés d’aller manifester dans la rue pour démontrer à leurs voisins et à leurs collègues qu’ils appuyaient l’AKP [le parti au pouvoir fondé par le président Erdogan]. Je connais quelqu’un qui n’est pas allé travailler une journée et s’est fait un devoir d’expliquer qu’il avait manifesté pour le gouvernement jusqu’à 3 h. Il voulait que son employeur le note afin d’être catégorisé comme un partisan de l’AKP.

Que réserve l’avenir?
Tout est incertain en ce moment. Les élections américaines, l’implication de la Russie dans la région, la crise syrienne – tout est très fragile. Les touristes ont peur de visiter le pays, mais aussi les intellectuels et les journalistes. Nous sommes tous très inquiets pour la Turquie. Ce sera la première fois en sept ans que je ne ferai pas visiter Istanbul à mes étudiants pour une étude de terrain. Malgré 25 ans à vivre, voyager et à enseigner là-bas, je ne peux plus garantir ma sécurité ni celle de mes étudiants. Je n’aurais jamais cru vivre cela un jour, mais désormais, tous ceux qui n’appuient pas pleinement l’AKP et ses politiques sont vulnérables.

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