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L’échapper

Frédéric Bérard

Drôle de titre, je sais. Une expression, en fait. Celle de mon chum Vachon, notamment, qui la sortait toutes les deux minutes: «Bérard, tu l’échappes […] Je l’ai échappé, mon gars […] On l’échappe-tu?» «Échapper», donc, dans le sens de déraper, de rater son coup, de s’être planté. Solide.

Oui, je parle de l’histoire de Granby. Celle qui, soyons honnête, risque d’être oubliée avant longtemps. Malgré l’horreur du geste. Malgré sa cruauté sans nom. Malgré une apathie combien déplorable (oui, je juge) de voisins qui auraient pu accueillir l’enfant alors qu’elle cognait à leur porte, à deux heures du mat. Malgré le fait que la belle-mère n’en était pas, manifestement, à ses premières frasques. Malgré l’échec du système. Malgré, ultimement, cet échec à la suite duquel une nation entière se sent souillée.

Oui, malgré tout ça, notre mémoire collective en viendra à oublier le drame. Avant longtemps même. Parce que tout va trop vite. Parce que les réseaux d’information continuent et ont pour mission de dénicher la prochaine controverse, le nouveau scandale. Parce que cette propension à la fulgurance est galvanisée, par définition, par le phénomène, inarrêtable, des médias sociaux.

Vous voulez parier avec moi? Hé bien, je parie l’argent de l’épicerie (une vraie, pas celle de Philippe Couillard ou de François Lambert) sur le fait qu’aucune critique en profondeur, ni même partielle, ne sera au final formulée sur la DPJ. L’enquête potentielle annoncée par le ministre? Du vent.

Petite anecdote qui illustre bien, je crois, ce qui précède : une journaliste de TVA tente, vendredi dernier, de me joindre de toutes les façons. Courriels multiples, textos, Messenger. Même sa stagiaire s’y met. Sortant de ma retraite des bois, et voyant la pléiade de messages, je me dis «Bordel, un ami connu vient de décéder» ou un truc du genre. Que dalle. Seulement que la journaliste voulait un court entretien au sujet de l’enquête potentielle sur la DPJ.

«Désolé, madame, je ne m’y connais pas assez.

– Ah oui? Mais pourtant, vous avez donné une entrevue l’an dernier, au 98,5, sur la petite Rosalie…

– Qui? Moi? Non madame, vous faites erreur. Et qui est la petite Rosalie?

– Euh… Attendez un instant, je vous envoie le lien de l’entrevue en question. Il est d’ailleurs sur votre propre chaine YouTube, monsieur…»

Elle avait raison. Épais. M’en souvenais plus. Plus du tout. Notamment le fait que la ministre de l’époque, Lucie Charlebois (je l’avais oubliée, elle aussi, mais pour cause), avait promis une enquête similaire. Et les conclusions de celle-ci? Allez savoir. Comme si, de nouveau, le cas de la petite Rosalie en question n’avait servi qu’à émouvoir et indigner pendant quelques jours, mais sans plus. Une critique, voire une réforme de la DPJ?

Improbable. Même pas un peu possible.

Parce que la vitesse de nos sociétés nous gobe tout rond. Métro-boulot-dodo. Jusqu’à la prochaine chicane. Parce que notre culture bureaucratique s’intéresse davantage aux formulaires et autres duo-tangs qu’à l’humain.

Parce que nous avons, au fil des décennies, laissé notre responsabilité collective et individuelle dans le tiroir, ô bien ordonné, du fonctionnaire le plus proche. Parce qu’il est réconfortant, au fond, de se dédouaner de la sorte. Pas ma faute. Quitte à laisser, presque sciemment, des enfants réaliser les fantasmes sadiques de quelques dérangés mentaux considérés, par le système ampoulé, comme des parents responsables.

On l’échappe, mon Vachon. On l’échappe.

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