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Deux minutes

Foulard lumière

Courbettes champêtres et canotier! Au moment d’écrire ces lignes, l’été a enfoncé ses grandes mains dans la terre. Toute cette lumière. Toute cette eau pesante qui se fait vapeur ou qui nous décoiffe la crêpe en averse-torrent. L’odeur des plantes, les hurlements de grillons et le bitume qui grésille. Le calme vacancier où tout est plus lent. Moins grave. Propice à un petit verre de sangria avant de continuer à s’en faire.

Très occupée à ne pas terminer un texte que je devais livrer incessamment, je faisais la file dans un café pour un troisième thé glacé aux framboises (que je pourrais faire moi-même, mais qui me couperait du formidable prétexte de devoir sortir commander des affaires ailleurs). Les yeux dans la graisse du déni, je sortis de ma torpeur quand, en grande citoyenne du monde, je commençai à trouver que c’était un petit peu long, toute cette attente de quérissage de boire.

Je levai donc le nez vers la caisse quand j’aperçus cette petite dame. Une dame fort coquette, chevelure framboise (COMME MON THÉ À VENIR), petit veston de lin assorti à son pantalon, les soixante-dix printemps bien fleuris. Une dame sous pression, aussi. Voûtée sur le terminal de paiement direct, interdite, elle semblait implorer les dieux de l’écran numérique de lui souffler les bonnes réponses. Le commis-barista-jeune-homme-qui-mérite-mieux restait là, devant elle, à attendre que les grands mages de la providence aident la petite dame confuse et mette fin à son calvaire à lui.

Mais voilà; elle n’était pas qu’entremêlée dans son NIP ou indécise sur le fait de régler son biscuit à partir du compte épargne ou chèque. Elle était DÉVASTÉE. Dévastée de s’effriter devant la pression de faire vite. De faire juste tout de suite. De savoir quels boutons presser et, surtout, de ne pas ralentir les jeunes qui la regardaient fixement. Quand la jeune femme derrière elle s’est décidée à lui venir en aide (ce que j’allais faire aussi, parce que je suis une personne fantastique), paniquée, elle a par mégarde annulé la transaction.

Le soupir des profondeurs de l’enfer qui a jailli des narines du barista-futur-CEO aurait pu réduire Percé en poussière. Il avait mieux à faire que de regarder une vieille consommer son temps, ce temps précieux à torréfier le vide et mépriser le four à panini. Une vieille même pas foutue de comprendre les rudiments d’Interac. Une vieille qui aurait dû rester chez elle à attendre le petit Jésus. Une autre perdue.

Ça se pourrait-tu qu’il faille, peut-être, qu’on se calme un peu la jugulaire avec cette incessante presse de gagner deux minutes? Les deux minutes que cette dame prend à se rappeler son NIP, à mettre son livret à jour au guichet automatique, à sortir sa carte d’autobus et à la placer au bon endroit sur le lecteur, ce sont deux minutes de dignité. Deux minutes pour sauter, avec toute la volonté et l’hésitation du monde, dans cette modernité dont elle n’a pas besoin, mais à laquelle elle tient à participer.

Est-ce possible, dans ta besace estivale remplie de coolers et de photogénique farniente, de trouver ces deux petites minutes de change et de les lui laisser?

La bise.

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