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Combien ça coûte, un vieux ?

Frédéric Bérard

– Alllô mon grand…!!!

La voix est lente, douce, proportionnellement enthousiaste.

– Ahhhhh, grand-maman est tellement contente quand tu l’appelles.

Oui, ma grand-mère me parle systématiquement à la troisième personne, habitude ancrée depuis toujours. Rien à voir avec la prétention d’un Jules César. Plutôt en lien avec la certitude que, pour elle, l’âge de chacun de ses petits-enfants demeure figé dans le temps.

À l’instar de mon autre grand-mère, autant aimante et à la dévotion similaire, elle m’a initié aux plaisirs de la lecture, de la découverte littéraire. Me souviens encore de mes premières visites, accompagné par l’une ou l’autre, à la minuscule mais sympathique bibliothèque municipale de Mont-Laurier. Celle-ci est rapidement devenue, pour moi, le seul et réel lieu de culte qui en vaille la peine. L’odeur des livres, leur texture, images, couvertures et mots.

Univers transcendant qui devait m’amener à voyager par procuration, tester la profondeur de l’âme humaine, vivre des aventures jusqu’alors théoriques. Une limite de trois bouquins par emprunt, laquelle forçait, à mon plus grand plaisir, une nouvelle visite trois jours plus tard.

«Va-t-on, me chuchotent-ils, crisser nos économies en faillite pour des personnes âgées qui vont probablement mourir bientôt?»

De mes deux grands-pères, je reçu l’intérêt des sports, de l’information et de la politique. Me rappelle très clairement Rendez-vous 87, à Québec, opposant les vedettes canadiennes aux meilleurs hockeyeurs soviétiques. Ces derniers ayant fait l’objet de huées nourries dès leur premiers coups de patin, ceci devait soulever l’ire de grand-papa: «Tu parles d’une maudite gang de sauvages! Des Russes débarquent ici pour un match d’hockey après 18 heures d’avion et on les hue?! Ça aucun maudit bon sens! Faut respecter les étrangers, mon vieux.»

Habitant chez lui et grand-maman pendant un certain temps, chacune des soirées débutait par le Téléjournal, et se concluait par celui-ci. Il m’enseignait alors, du haut de mes 10-12 ans, les rudiments de la Guerre froide, de la Seconde Guerre mondiale, de l’univers politique canadien et québécois (allô, Lac Meech), le tout pimenté d’une multitude d’analyses et anecdotes souvent comiques impliquant les Duplessis, Lesage, Bourassa et Lévesque, histoires qui me sont encore utiles aujourd’hui dans mes cours de Droit constitutionnel.

Même s’ils avaient somme toute peu ou pas voyagé autrement que par la télévision ou les livres, suintait leur intérêt pour autrui, sa culture, ses mœurs. Le commentaire xénophobe ou raciste formulé était, lui aussi, ipso facto mis à l’index. Sans droit d’appel.

***

Plusieurs voix, d’ordinaire entendues en privé, s’élèvent actuellement afin de clamer le retour à l’économie active. De toute façon, nous disent-elles, le virus affecte pratiquement uniquement des «vieux». Va-t-on, me chuchotent-ils, crisser nos économies en faillite pour des personnes âgées qui vont probablement mourir bientôt? Ça va nous coûter combien, ces vies-là, au fond?

***

Entre deux conférences dans mon patelin d’origine, au printemps derniers, je retrouvai avec bonheur ma petite bibliothèque d’enfance. Certains trucs ont manifestement changé, certes, sauf l’essentiel. Des fantômes se dressaient à chaque pouce carré, comme le chantait Desjardins.

Assis près du rayon des bouquins politiques et historiques, le coin de la biblio sur lequel mon adolescence avait jeté son dévolu, je feuilletais du regard les livres derrière moi. Selon ma mémoire, plusieurs parmi ceux-ci (allô, Lac Meech), y figuraient déjà à l’époque. À ma complète surprise. s’étaient depuis ajoutés à ceux-ci… deux ou trois des miens.

Combien ça coûte, un vieux? Pas assez cher, si vous me demandez vraiment mon avis. Que rien de ce je fais, aime ou respecte aujourd’hui ne serait semblable n’eut été de mes quatre grands-parents, maintenant éteints depuis trop longtemps. Que je paierai le prix, même énorme, pour entendre de nouveau, ne serait-ce qu’une seule fois, ceci: «Allllô mon grand. Ahhhhh, grand-maman est tellement contente quand tu l’appelles…».

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