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La fois où j’ai dit qu’allaiter était un symbole de l’esclavage de la femme

Je vous le promets, je n’utiliserai pas souvent cette tribune pour me justifier publiquement. D’abord parce que j’estime que peu importe le nombre de nuances qu’on apportera à un enjeu, il y aura toujours une part importante des récepteurs qui ne voudra pas entendre ces nuances. Mais surtout, parce que je crois que les tribunes comme les blogues ne devraient pas servir à régler des comptes personnels. Toutefois, j’ai pensé faire œuvre utile en expliquant quelques concepts de base du féminisme matérialiste qui sont impliqués dans cette citation qui m’est attribuée et qui suscite de fortes réactions – parfois violentes – sur les réseaux sociaux.

En effet, le 19 février 2014, à l’émission Plus on est de fous plus on lit, sur les ondes de Radio-Canada, je laissais tomber cette phrase, presque entre parenthèses, «allaiter étant un symbole de l’esclavage de la femme», pour expliquer les dilemmes qui ont toujours tiraillé les femmes au sujet de la maternité. Si vous voulez écouter l’extrait – et démontrer de l’honnêteté intellectuelle – c’est ici, vers la fin de ce segment intitulé «Abécédaire féministe». Vous verrez que dire que l’allaitement est un symbole de l’esclavage n’y constitue pas du tout l’essentiel de mon propos et aussi, que cette déclaration ne constitue pas une caution.

Cette phrase a été sortie de son contexte, puis accolée à une photo de moi tout sourire, comme si j’exhortais sur un ton badin la fin de l’allaitement, ce qui me permet d’accéder enfin au vénérable club des mal cités. Depuis, le meme (c’est bien ça, un meme?) circule jusque dans les plus profondes régions françaises et des militants FN me traitent de salope, de folle à lier, de vieille truie féministe et j’en passe. La précision qui suit ne s’adresse toutefois pas à ces hurluberlus, mais plutôt à ces personnes qui m’écrivent poliment en privé pour savoir si j’ai vraiment dit ça et me demander si je pense réellement que l’allaitement, c’est mal.

Bon. Commençons par l’élémentaire. Dire qu’une chose est un symbole, ce n’est pas forcément s’opposer à cette chose ou même adhérer à ce symbole. Je peux, par exemple, dire que la gestation pour autrui est un symbole de la marchandisation du corps des femmes sans m’opposer à cette pratique dans les contextes où les femmes sont en position de faire un choix autonome. Mais voilà un autre débat dans lequel nous n’embarquerons pas ici! Bref, l’allaitement, comme d’autres aspects de la maternité, est perçu par certaines féministes d’allégeance matérialiste, comme une forme d’esclavage, ce qui m’amène à mon second point.

Les personnes qui sont familières avec le féminisme matérialiste me pardonneront ici d’aller à l’essentiel (!) pour en tracer les grandes lignes et expliquer à ceux qui sont moins familiers avec le concept comment j’ai pu en venir à dire que l’allaitement est un symbole de l’esclavage. Les féministes matérialistes, en gros, appliquent les théories marxistes, qui analysent le système de domination qu’est le capitalisme, aux rapports de domination entre les sexes, fondés sur le patriarcat. Ces thèses ont été très populaires dans les années 70. Elles ont mis en évidence le fait que dans la cellule familiale traditionnelle, les femmes effectuaient les travaux domestiques tout à fait gratuitement, ce qui permettait à l’homme de travailler et de gagner de l’argent qu’il utiliserait comme il l’entend. C’est dans ce sens que l’allaitement, comme d’autres tâches reliées à l’éducation des enfants, peut symboliser une forme d’esclavage, dans le sens d’un travail non rémunéré.

On objecte généralement à cette analyse que l’allaitement, le fait de porter les enfants, de s’en occuper dans la petite enfance, fait partie de la «nature» de la femme. Cette hypothèse essentialiste bien commode cantonne toutefois la femme à la sphère domestique, dans son rôle de mère.

Je résume ici. La réalité est beaucoup plus complexe que ça, et elle a aussi beaucoup évolué. Les familles traditionnelles ont en grande partie cédé le pas à des cellules familiales plus collaboratives, bien que les statistiques démontrent que les femmes continuent d’écoper de plus de tâches non rémunérées dans la sphère domestique. Même si je n’adhère pas à toutes les thèses du féminisme matérialiste, il faut reconnaître que plusieurs améliorations sociales lui sont attribuables, notamment les garderies abordables, les congés parentaux et d’autres mesures pour favoriser l’émancipation professionnelle des femmes et une division plus équitable des travaux domestiques dans le couple.

Pour revenir à l’allaitement, bien sûr que ce n’est pas mal en soi. Plusieurs femmes s’épanouissent dans cette forme de connexion avec leur enfant et ne prenez pas la peine de me rappeler les bienfaits de cette pratique, on les connaît. L’idée ne sera jamais de porter un jugement sur les femmes qui allaitent, soyons sérieux. Toutefois, un danger s’installe quand, à l’inverse, on porte un jugement négatif sur les femmes qui ont du mal à allaiter ou qui décident de ne pas le faire pour des raisons qui leur appartiennent. Personne n’est jamais mort de ne pas avoir été allaité au sein*. Par ailleurs, mon commentaire visait surtout la remise en question des garderies à 7$ par Réjean Tremblay. Ne donnons pas raison à cette phrase scandaleuse que j’ai osé prononcer sur les ondes publiques!

Ce texte générera sûrement d’autres réactions énervées de gens qui pensent que je suis contre la nature humaine, ou contre les enfants, ou que je souhaite qu’on vive dans un monde où les enfants sont produits par des robots. Mais il visait surtout à mettre en contexte une citation avec laquelle vous pourrez conserver toutes vos objections. Je l’ai écrit en grande partie parce que des personnes bien intentionnées m’ont reproché de «nuire au féminisme» en faisant de grandes déclarations sans formuler plus d’explications. Il est vrai qu’en m’exprimant dans le cadre d’un segment qui, je le rappelle, s’intitulait «Abécédaire féministe», je n’ai pas cru bon de rappeler certaines notions fondamentales au féminisme des dernières années.

Mais surtout, je ne crois pas être responsable de l’incompréhension des gens quant à ma citation. On doit bien sûr faire attention à ce que l’on dit (ce qui n’est pas toujours évident lors d’une émission en direct!), mais on doit aussi faire attention à ce que l’on comprend. Ou à ce que l’on veut bien comprendre. Ou, encore, à ce que l’on veut bien faire comprendre en collant une citation hors contexte sur une image qui en fabrique un totalement différent. Règle générale, quand on voit une citation fracassante sur une image qui ne semble pas refléter le propos, vaut mieux se référer à la source originale pour se faire une tête. Mes salutations à la personne anonyme qui a fait ce petit montage courageusement derrière son ordinateur.

 

* Mise à jour: Une lectrice a souligné, avec raison, le caractère occidentalocentriste de cette phrase. En effet, dans certains pays, des enfants meurent de ne pas avoir été allaités au sein. Ce commentaire se voulait surtout une réponse aux injonctions formulées en Occident à l’endroit des femmes qui n’allaitent pas. Par ailleurs, on voit que l’allaitement, ici ou ailleurs, génère des discussions riches et rarement consensuelles, autour de plusieurs enjeux féministes, comme l’allaitement en public, le lait maternisé, l’environnement, les nourrices, l’allaitement prolongé, les banques de lait, etc.

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