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L’histoire d’une jeune fille ordinaire qui lutte contre les violences sexuelles à l’ÉTS

Photo: Skander Kchouk pour le club de photo ReflETS

Note: cette entrevue a eu lieu le 13 octobre, donc avant la vague de dénonciations d’inconduites sexuelles liées à la campagne #MoiAussi.

C’est Anne-Sophie qui est entrée en contact avec moi. Elle avait des choses à me dire, il fallait que ça sorte. Anne-Sophie Lachapelle me dit qu’elle est «une jeune fille normale». Elle est étudiante à l’École de Technologie Supérieure (ÉTS) en génie des opérations et de la logistique. Sa classe est composée de 25% de filles, ce qui en fait un des programmes les plus féminins de l’école. Elle contribue également aux INGénieuses, un club social de l’ÉTS visant à favoriser et encourager l’intégration des femmes en génie.

Ça fait plusieurs années qu’Anne-Sophie s’implique dans la lutte contre les violences sexuelles, même avant l’agression de Kimberley Marin qui a été un événement marquant pour elle [l’ex-étudiante de l’ÉTS a porté plainte pour harcèlement sexuel lors des initiations de la rentrée 2015]. Anne-Sophie explique: «J’étais sur le comité exécutif de l’association étudiante quand Kimberley est venue nous voir pour raconter qu’il y avait eu un événement terrible aux activités de la rentrée, chapeautés par l’association. Je m’en suis voulue de faire partie de cette association qui n’était pas capable de recevoir un tel témoignage. Je me suis sentie coupable.» L’étudiante ne veut plus jamais qu’un tel événement se reproduise, alors elle essaie de mettre des choses en place. «Pour la rentrée 2016, je voulais qu’on offre des formations aux bénévoles, qu’on fasse de la prévention contre l’alcool, être présent sur place, implanter l’alcool plus tard, offrir un safe space [espace sécuritaire, en français]. Le monde n’a pas embarqué. Il y avait autant d’hommes que de femmes qui étaient fermés à l’idée de parler d’agressions sexuelles. J’ai trouvé ça vraiment très dommage.»

«Pour qu’un party fonctionne: tu vends des billets aux filles en sexologie de l’UQAM, comme ça t’es sûr que des gars de l’ÉTS vont venir. Ça me rend triste. Le marketing par les filles. Ce n’est pas une pratique fréquente, mais c’est déjà arrivé. Le feedback est toujours: il manque de filles. Les organisateurs répondent au feedback.» –Anne-Sophie Lachapelle, étudiante à l’ÉTS

Anne-Sophie m’explique que c’est l’association étudiante qui organise les initiations. L’école offre son soutien en fournissant un local pour l’obtention du permis d’alcool. Pour la rentrée 2016, l’école a retiré son soutien quatre jours avant le jour J, ce qui voulait dire pas d’alcool pour la journée d’intégration. L’étudiante a retiré une certaine satisfaction du retrait du soutien de l’école. Ça voulait dire qu’elle avait eu raison de s’inquiéter d’éventuels débordements. Le directeur des communications de l’ÉTS, Antoine Landry, veut apporter une précision: «À la rentrée 2016, le permis d’alcool n’a pas été accordé au nom de l’ÉTS, puisque aucun accord n’a été convenu avec les étudiants pour garantir une consommation responsable d’alcool. Cependant, le lieu prévu pour les activités d’intégration était toujours disponible pour les étudiants.»

Anne-Sophie me raconte que les responsables de l’école se sont adressés aux étudiants et leur ont dit «On ne veut pas encore gérer une crise médiatique», se souvient l’étudiante. Ça l’a marquée qu’ils ne s’inquiètent pas de la santé mentale des étudiants ou de l’intimidation dont pourraient être victimes certains d’entre eux, mais des répercussions sur l’image de l’école. L’école m’explique qu’ils voulaient se donner le temps de pouvoir discuter et définir des règles qui seraient connues et acceptées de tous, comme me l’écrit Antoine Landry, joint par courriel: «Ce qui fut fait et appliqué pour la rentrée 2017 où, grâce à la collaboration des services de l’ÉTS et de l’association étudiante, aucun incident n’a été rapporté à ce jour et la rentrée s’est effectuée avec beaucoup de civilité et de respect. Il fallait mettre les bons moyens en place pour assurer la sécurité des étudiants et éviter tout inconfort ou crise, qu’elle soit médiatique ou autre. Nous avons le devoir d’assurer le bien-être de nos étudiants avec un milieu sécuritaire et agréable, propice aux études et aux activités sociales respectueuses.»

Dans sa quête d’améliorer la communauté étudiante, Anne-Sophie s’est retrouvée victime d’intimidation. Certains étudiants de l’association étudiante l’identifiaient comme celle qui empêchait tout. Elle parlait et on l’ignorait, on ne prenait jamais son avis en considération, elle était devenue transparente et insignifiante. Après deux mandats, elle démissionne. Ses résultats scolaires pendant cette période reflétaient cette intimidation. «J’ai démissionné pour ma santé mentale. J’ai pris plusieurs mois de recul. Mais le bien-être de la communauté étudiante me tient toujours à coeur. Qu’est-ce que je peux faire pour aider les gens? Maintenant, je fais de la sensibilisation plus un à un et je trouve l’impact positif.»

Est-ce par manque d’implication de l’école que cette élève a besoin d’autant s’investir? Si l’école prenait les bonnes mesures, est-ce que ses notes auraient baissées? N’oublions pas que la fonction primaire de l’école est de permettre à ses élèves de s’instruire.

Anne-Sophie a rencontré Dominique Bilodeau, conseillère en prévention et résolution du harcèlement, qui a commencé à l’ÉTS en 2016. Son bureau est isolé, loin des bâtiments principaux de l’école. «C’est sûr qu’il y a des gens qui n’y vont pas parce que c’est loin. S’ils avaient mis son bureau avec les autres psychologues, elle aurait été fondue dans la masse. Là, quelqu’un qui veut vraiment savoir qui va voir la conseillère, est capable d’obtenir l’information. Ce n’est pas optimal, mais ça a le mérite d’exister. Ça clarifie le processus de plainte», explique Anne-Sophie. La conseillère a accueilli la plainte de l’étudiante, mais ne pouvait rien faire car l’association étudiante ne tombe pas sous sa juridiction. «Les seuls qui peuvent agir, c’est l’assemblée générale, mais c’est un organisme passif avec beaucoup d’inertie.»

J’ai contacté l’ÉTS pour connaître les initiatives mises en place. Antoine Landry, directeur des services de communications m’a expliqué qu’un groupe de travail sur la prévention et la sensibilisation face au harcèlement a été mis sur pied au printemps 2016, dont l’une de ses principales recommandations était l’embauche d’une conseillère en prévention et résolution du harcèlement. Elle est entrée en poste en juillet 2017. D’autres exemples sont décrits par le directeur:

«· La tenue de séances de sensibilisation face au harcèlement, au consentement et à la consommation responsable d’alcool, lors des rencontres d’accueil auxquelles tous nos nouveaux étudiants sont conviés.

· La mise en place d’une brigade composée d’étudiants en collaboration avec notre intervenante psycho-sociale pour prévenir, intervenir et référer en cas de situation de harcèlement ou d’incivilité lors des activités étudiantes.

· La tenue de séances de formation destinées aux organisateurs étudiants des activités de la rentrée avec Éduc’Alcool et le CALACS de l’ouest de l’île.

· L’offre d’un nouvel atelier intitulé Mettez Du Génie Dans Vos Relations destiné aux étudiants.

· Le lancement de la campagne de sensibilisation Fais La Différence: Deviens Un témoin Actif auprès de la communauté étudiante.

· La poursuite de notre engagement dans la campagne Sans Oui, C’est Non.

· La mise sur pied d’un comité Vivre Ensemble En Résidence», afin de briser l’isolement et de repérer la détresse auprès des étudiants logeant dans les résidences de l’établissement.

En outre, nos services de sécurité internes effectuent régulièrement leurs rondes partout sur le campus. Des caméras de surveillance sont installées à des endroits stratégiques de même que des « boutons paniques ».»

Lorsque je demande à Anne-Sophie si elle a quelque chose à ajouter, elle me raconte ses préoccupations concernant son avenir. Elle ne se reconnait pas dans les portraits d’étudiantes comme Ibtissam, cette future astronaute. «Elle, c’est une héroïne, ce n’est pas une fille ordinaire». Pendant qu’elle est en train de prévenir des violences sexuelles à l’école, elle n’est pas en train de travailler sur son avenir professionnel, en se faisant bien voir de potentiels recruteurs. Anne-Sophie déplore que les gars ont juste à aller étudier, pendant que les filles doivent gagner des prix, tenir des blogues, toujours en faire plus pour être prises au sérieux.

Je lui dis que son travail et sa contribution sont importants pour la société et la communauté. Ça n’a pas l’air d’être suffisant pour elle. Comment pourrais-je la blâmer? Elle a pris la responsabilité de voir disparaitre les agressions sexuelles au sein de son école, tâche colossale dont elle ne verra très probablement pas le résultat avant qu’elle ne quitte, dans deux ans. C’est une étudiante, elle devrait avoir pour unique tâche d’étudier et de penser à son avenir.

Anne-Sophie est optimiste pour l’avenir de l’ÉTS. «Depuis 5 ans, il y a eu une amélioration. Avant c’était le silence complet, si tu te faisais intimider, tu avais juste à ravaler tes sentiments et c’est tout. Aujourd’hui, on en parle et les gens sont conscients que ce qu’ils peuvent dire ou faire peuvent causer du tort et ils ont peur.» Du côté de l’école, on se veut optimiste également, comme l’indique Antoine Landry: «Nous estimons que la situation s’est améliorée et continuera de le faire: la série de mesures mises en place aide à offrir un milieu de vie plus accueillant et sécuritaire. Bien sûr, il y aura toujours du travail à faire: l’École compte environ 11 000 étudiants et 1 000 membres du personnel; c’est un microcosme de notre société où des changements de mentalité sont également en cours.»

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Les INGénieuses organisent le 30 octobre une causerie: Démystifier la notion de privilèges.
Anne-Sophie me dit qu’elle serait déjà contente si une dizaine de personnes s’y rendait. Au moment de la rédaction de ce billet, une cinquantaine de personnes avait annoncé leur venue.

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