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Collusion et contrôle du marché dans l’industrie du déneigement, alerte l’inspecteur général

Photo: Archives TC Media

«Différents stratagèmes de nature collusoire et des tentatives de contrôle du marché» existent bel et bien dans l’industrie du déneigement à Montréal et est toujours en vigueur, alarme le Bureau de l’inspecteur général de la Ville de Montréal (BIG) dans un rapport rendu public lundi après-midi.

Le BIG confirme ainsi les éléments soulevés par le vérificateur général de la Ville de Montréal dans son rapport 2013 alors qu’il soupçonnait qu’un réseau de collusion était toujours présent dans l’industrie du déneigement à Montréal. Le vérificateur général s’appuyait sur une série de contrats de déneigement accordés par les arrondissements entre 2005 et 2013.

À la lumière d’entrevues avec une centaine de témoins, dont des employés de la Ville de Montréal, ainsi que 62 entrepreneurs en déneigement, l’inspecteur général, Denis Gallant, élabore dans son rapport les différents stratagèmes employés par ce réseau de collusion entre 2005 et 2015: protection du territoire, pacte de non-agression, partage du territoire, menace et intimidation en font partie.

«Le rapport conclut qu’il y aurait encore collusion au sein de cette industrie [du déneigement], affirme Christine O’Doherty, porte-parole du Bureau de l’inspecteur général. Le moins qu’on puisse dire c’est que c’est très troublant. Ça va de soi qu’il faut aller plus loin et enquêter.»

Une vingtaine d’entrepreneurs ont été identifiés, à divers degrés et par de nombreux témoins rencontrés, comme participant à des activités de nature collusoire, indique le rapport, à la lumière des entrevues réalisées. Aucun nom d’entrepreneur n’est toutefois mentionné pour assurer l’anonymat des témoins collaborateurs.

Le BIG a transmis son rapport à l’Unité permanente anticorruption (UPAC) et a également effectué un signalement au Bureau de la concurrence du Canada qui a aussitôt ouvert une enquête.

L’inspecteur général note que la notion de protection du territoire est «profondément ancrée» dans le secteur, tant dans les contrats «clés en main» que dans les contrats de transport de neige. «Plusieurs entrepreneurs font référence à des secteurs de déneigement comme étant leur secteur. [Ils disent également] qu’ils ont décidé de soumissionner sur le « contrat de l’entrepreneur X » ou dans le « secteur appartenant à l’entrepreneur Y » pour parler de contrats qui sont en appels d’offres», décris le rapport de l’inspecteur qui souligne que cette pratique met à mal la possibilité d’obtenir le meilleur prix et la liberté de concurrence.

Pour se partager le territoire, «des entrepreneurs en déneigement discutent entre eux afin de déterminer qui va soumissionner, dans quel secteur et à quel moment». Un entrepreneur a notamment expliqué au BIG qu’un groupe de 3 à 5 entrepreneurs «se rencontrait dans les restaurants ou s’appelait afin de déterminer sur quels secteurs ils soumissionneraient», ce qui a été confirmé par plusieurs autres entrepreneurs. Le nom d’«un restaurant situé en région» a même été mentionné à plus d’une reprise par différents entrepreneurs. Des discussions peuvent également se faire par téléphone, par courriel, au coin d’une rue ou dans un véhicule pour ne pas attirer l’attention.

Le rapport du BIG présente des propos tenus entre les entrepreneurs et qui ont été rapportés par des témoins interrogés, comme «se faire demander par un entrepreneur de ne pas soumissionner contre lui et se faire dire « je t’ai jamais touché, alors touche-moi pas! »», «se faire dire par un entrepreneur qu’il n’est pas content qu’on ait soumissionné contre lui dans un secteur», «se faire dire qu’on « va fucker toute la patente » en soumissionnant dans un arrondissement donné».

Certains iraient jusqu’à s’entendre avec d’autres entrepreneurs pour «protéger» mutuellement leurs territoires. Un entrepreneur a ainsi convenu avec un compétiteur de soumissionner à des prix élevés sur les appels d’offres visant des secteurs appartenant historiquement à l’un ou l’autre dans deux arrondissements. Ils souhaitaient «montrer que le marché est ouvert» tout en protégeant leur secteur. Un autre entrepreneur explique pourquoi peu de compagnies soumissionnent contre lui dans un arrondissement de cette manière: «Sois respectueux et je serai respectueux. Je vais pas aller chez vous, alors viens pas chez nous», dit-il pour expliquer sa philosophie.

Des témoins ont indiqué avoir été témoins de gestes d’intimidation entre entrepreneurs pour protéger des secteurs, tel que «se faire menacer de se faire casser les jambes si on soumissionne sur un contrat».

Dans plusieurs arrondissements, des entrepreneurs obtiennent, année après année, les contrats de déneigement «clés en main» d’un même secteur ou de plusieurs secteurs, observe l’inspecteur général à la suite de ses recherches. C’est le cas des arrondissements d’Ahuntsic-Cartierville, Anjou, Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce, Mercier-Hochelaga-Maisonneuve, Outremont, Pierrefonds-Roxboro, Plateau-Mont-Royal, Rivière-des-Prairies, Pointe-aux-Trembles, Rosemont-La Petite-Patrie, Saint-Laurent et Saint-Léonard.

Le BIG a également confirmé la présence d’une stratégie courante qui avait été constatée par le vérificateur général: les cessions de contrats. Des entrepreneurs vendent les contrats qu’ils obtiennent par la Ville de Montréal à des compétiteurs. En plus de payer la pénalité imposée par la Ville, les acheteurs paient une somme importante pour obtenir le contrat. Un contrat de 5 ans peut être vendu pour 400 000$, par exemple, à un compétiteur, rapporte le BIG. Ces vendeurs s’échangent des contrats pour «des raisons pratiques», par exemple parce que les secteurs sont plus proches de leur garage ou parce qu’ils ont obtenu d’autres contrats et n’ont pas la capacité de tous les exécuter. Malgré les sommes payées pour obtenir ces contrats, certains entrepreneurs affirment avoir fait des profits par l’achat de ces contrats. Mais ces cessions de contrats peuvent aussi être pour contrôler le territoire et favoriser la collusion, soit pour s’assurer qu’un compétiteur ne soumissionnera pas contre soi dans un autre secteur.

Parmi l’ensemble des contrats actifs pendant l’hiver 2014-2015, neuf contrats de déneigement «clés en main» et un contrat de transport de neige, on fait l’objet d’une cession.

Les stratagèmes employés dans l’industrie du déneigement à Montréal «démontrent que le marché est sous l’influence d’un groupe restreint d’entrepreneurs qui interviennent notamment pour coordonner des cessions de contrats alors qu’ils ne sont ni les cédants, ni les cessionnaires», ajoute le rapport du BIG.

Certains témoins rapportent aussi avoir été embauchés comme sous-traitant ou de sous-contractant par certains de leurs compétiteurs, malgré que les contrats l’interdisent.

Certaines exigences trop élevées ou un manque de clarté dans les devis des arrondissements favoriseraient l’élaboration de stratagèmes par les entrepreneurs, estime le BIG. Les périodes de lancement des appels d’offres, une durée trop longue des contrats ou la possibilité de céder un contrat en serait également des exemples.

«Nous, ce qu’on recommande, c’est de simplifier [le processus d’appels d’offre et de soumission], avance Mme O’Doherty. On l’a vu à la Commission Charbonneau, il faut simplifier et il faut avoir le moins d’intermédiaires pour que ça puisse se faire de manière transparente.»

Le BIG recommande notamment au conseil municipal de «compléter sa politique de déneigement» en déterminant des exigences techniques qui seraient obligatoires et communes aux devis de tous les arrondissements. Il suggère également de créer un cahier des charges spécifique au déneigement. Il propose aussi de regrouper tous les appels d’offres qui viennent à échéance la même année en un seul et même appel d’offres, et ce pour chaque catégorie de contrats de déneigement. Ceci rendrait plus difficile le contrôle du marché et susciterait davantage la concurrence, croit le BIG.

Le maire de Montréal, Denis Coderre, a réagi à ces recommandations se félicitant d’avoir élaboré une politique unique de déneigement qui permettra de décréter des chargements de neige simultanés à travers tous les arrondissements dès cet hiver. «Une stratégie de simplification et d’harmonisation nous permet de contrecarrer la collusion», a estimé le maire. Il croit que cette politique unique permettra de limiter la «notion de territoire» entre les entrepreneurs. À savoir s’il serait en faveur de la création d’un seul appel d’offres, le maire laisse plutôt la commission sur l’inspecteur général, qui doit étudier le rapport du BIG dans les prochaines semaines, de faire ses recommandations d’abord.

Mais il tient surtout à féliciter la création de ce rapport par l’inspecteur général qui, selon le maire, prouve que ce système d’alerte fonctionne. «S’il y a des gestes inappropriés, on a un processus pour se protéger et les identifier, a fait remarquer le maire. Ceux qui veulent essayer de fourrer le système, il vont payer pour», dit-il.

«On sait depuis longtemps qu’il y a de la collusion dans le déneigement, a quant à lui réagi Luc Ferrandez, chef intérimaire de l’opposition officielle, Projet Montréal. Quand il y a un entrepreneur qui opère depuis 25 ans dans un arrondissement, on sait qu’il y a un problème», a-t-il dit, tout en félicitant l’inspecteur général pour son rapport lundi.

Il s’inquiète toutefois de la décision de mettre ceci entre les mains du Bureau de la concurrence, car il estime que plusieurs années seront nécessaires avant que les entrepreneurs écopent de pénalités. Il propose alors de prendre exemple sur la loi 26 du gouvernement provincial et son programme de remboursement volontaire en envoyant une lettre aux entrepreneurs qui sont pris en défaut pour les inciter à rembourser les sommes qu’ils estiment avoir obtenu en trop lors de contrats de déneigement à Montréal à l’intérieur d’un système de collusion.

«En décembre 2012, quand Rosemont avait voté ses contrats de déneigement, il y avait apparence de collusion, à fait part le maire de Rosemont, François Croteau. On avait envoyé nos contrats à l’UPAC pour leur demander d’intervenir. Tout ce que j’ai reçu depuis, c’est un accusé de réception. On n’a pas d’outils pour nous aider ou nous protéger.»

Luc Ferrandez estime que la politique unique de déneigement ne permettra pas de nous protéger contre la collusion, contrairement à ce qu’estime le maire Denis Coderre. «La politique va plutôt empirer la situation, parce que tout le monde va avoir besoin des camions en même temps. S’il y a un problème de collusion, c’est bien au niveau des transports de la neige», a mis en garde le chef de l’opposition officiel.

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