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L’âge des démagogues: Penser la résistance

Photo: Josie Desmarais/Métro

Dans L’âge des démagogues, Pierre-Luc Brisson creuse la pensée du journaliste-essayiste américain Chris Hedges, «une voix discordante qui doit être entendue».

Ancien correspondant de guerre au New York Times, Prix Pulitzer qui s’est fameusement opposé à l’intervention militaire en Irak en 2003, ex-rédacteur de discours pour Ralph Nader, Chris Hedges pose sur la société américaine un regard hautement critique.

Depuis décembre dernier, et en une dizaine d’heures d’entrevue, Pierre-Luc Brisson, historien, chroniqueur à Plus on est de fous, plus on lit!, passionné de politique (et d’Antiquité), a sondé ce complexe penseur.

L’âge des démagogues, recueil né de ces rencontres, aborde notamment la question de la foi. Celle de l’essayiste sexagénaire, pasteur presbytérien qui ne mâche pas ses mots. Celle qu’une grande partie de la population «a perdue dans la vieille idéologie dominante». Celle que l’on risque de retrouver dans les actes de résistance après la lecture.

Au fil d’entretiens actuels et percutants, les deux hommes abordent également (principalement) l’ascension de Donald Trump, la campagne qu’a menée Bernie Sanders, la montée d’État islamique, les attentats de Paris et d’Orlando, le mouvement Black Lives Matter, le printemps étudiant.

C’est d’ailleurs tout juste après ledit printemps que Brisson a rencontré Hedges, a convenu de la nécessité de s’entretenir avec lui plus longuement un jour, de faire connaître sa vision à un plus grand nombre. Chose désormais faite. «Ce n’est pas jojo de lire du Chris Hedges, on s’entend, confie l’auteur québécois. C’est quelqu’un qui a une pensée, oui, pessimiste. Mais qui, à bien des égards, s’est vérifiée dans le temps. Malheureusement pour nous.»

Dans plusieurs des questions que vous posez à Chris Hedges, on sent votre inquiétude : «N’assiste-t-on pas à l’émergence d’une violence sur la scène politique américaine qui est le propre des mouvements totalitaires?» «N’est-ce qu’une question de temps avant que l’une des grandes démocraties occidentales tombe entre les mains de l’extrême droite?» Aviez-vous le désir fou d’être rassuré tout en sachant que vous ne le seriez pas?
Hmm… Je crois qu’on a tous besoin d’être inquiets de ce qui se passe au sud de la frontière. De penser qu’ici, au Canada, on est imperméables à ces débats-là, c’est une illusion. Donc non, je ne pense pas que j’avais besoin d’être rassuré. En fait, je crois que poser les bons constats, c’est le premier pas vers une prise de conscience et vers une solution qui, espérons-le, viendra. Et l’élite de gauche américaine, comme européenne, doit prendre conscience qu’elle est responsable en partie du mouvement populiste que l’on voit aujourd’hui. C’est d’ailleurs l’un des principaux angles de critique de Chris Hedges : c’est la gauche américaine qui a une partie de la responsabilité notamment, de la montée des démagogues.

Lorsque vous lui demandez ce qui l’anime, il vous répond «la colère». En l’interviewant, vous la sentiez perpétuellement poindre, cette émotion?
Bien sûr! C’est un humaniste avant tout, animé par des convictions très profondes. Il est profondément inquiet de l’état de sa société. Et profondément en colère. Une colère face aux injustices surtout, économiques, sociales… Une saine colère, je dirais, juste et justifiée, face à cette pauvreté qu’il a vécue, qu’il a vue et qu’il côtoie.

Je voulais faire œuvre utile. Introduire le lecteur francophone aux concepts et aux analyses de Chris Hedges. – Pierre-Luc Brisson

Tout au long de vos entretiens, Chris Hedges est chirurgical dans ses réponses, direct, déterminé. Vous écrivez d’ailleurs en introduction : «Il m’est encore difficile aujourd’hui de cerner sa personnalité.» Pourtant, sa carapace – car il semble en avoir une – craque lorsque vous l’interrogez sur son expérience d’enseignement à des détenus. On sent que cela l’affecte sur les plans personnel et émotif. L’avez-vous perçu ainsi?
Absolument. C’est un être extrêmement cérébral. Et, puisque ça fait une dizaine d’années qu’il publie des essais [notamment La mort de l’élite progressiste], on lui pose souvent les mêmes questions. Et ses réponses sont un peu formatées. C’est pour cette raison que je l’ai interrogé sur son expérience en prison, sur la misère humaine qu’il y côtoie. Et, de fait, ç’a peut-être été le segment d’entrevue le plus facile à réaliser parce que je n’ai pas eu besoin de le relancer. On voit que c’est quelque chose qui le touche et qui l’a profondément marqué. Comme il est croyant, il est animé par cet esprit missionnaire, cette idée de réhabiliter l’être humain. Il était effectivement assez ému dans ce passage.

Il vous confie du reste que les détenus auxquels il enseigne prennent davantage soin de lui, et s’inquiètent plus de son bien-être, que ses élèves à l’université… Un passage particulièrement significatif pour vous?
Oui. Une autre observation qui m’a particulièrement marqué, c’est lorsqu’il raconte que ces prisonniers lui disent : «Quand on vient dans votre cours, c’est le seul moment dans la journée où on est traités comme des êtres humains.» Il les vouvoie, il parle à leur intelligence. Pour moi, qui ai tellement lu ce qu’il a écrit, c’est peut-être ça le plus marquant. Et c’est pour cette raison que je voulais que le livre se termine sur ce passage. Parce que, effectivement, on craque la carapace.

Pour votre part, le moment où l’on sent que vous êtes particulièrement affecté par le sujet, c’est lorsque vous parlez de l’instrumentalisation des victimes d’Orlando. Ce n’est pas seulement une impression, n’est-ce pas?
En effet. Je trouve qu’après les événements, on a sciemment – dans plusieurs médias et surtout les médias de droite – atténué le caractère homophobe du crime pour le qualifier exclusivement d’attentat terroriste islamiste. On en a complètement dépossédé la communauté LGBT américaine. C’était tellement pernicieux! Les démagogues qui, depuis des années, propagent des discours de haine, s’opposent au mariage gai, se sont du jour au lendemain transformés en défenseurs de la cause LGBT parce que ça leur permettait de montrer du doigt la minorité musulmane.
Ces attentats m’ont réellement affecté. Et je pense qu’ils nous montrent à quel point les minorités, qu’elles soient sexuelles ou religieuses, ont beaucoup plus en commun dans leur lutte aux populistes qu’elles peuvent le croire. Qu’elles sont, au fond, confrontées aux mêmes adversaires idéologiques.

Sa vision du journalisme est assez pure. «Le travail journalistique honnête, rigoureux, est un travail constant d’autocorrection; c’est un travail d’apprentissage perpétuel», vous dit-il. Espérez-vous lancer un message aux reporters établis (ou en devenir) qui liront votre essai?
De nos jours, on le sait, l’instantanéité de la nouvelle et la transformation des outils de communication font en sorte qu’on n’a plus les moyens de mener de grandes enquêtes. Peu de médias veulent financer des journalistes de façon sérieuse pour qu’ils puissent faire du véritable travail sur le terrain. Un travail que Hedges, en tant qu’essayiste, fait beaucoup.
Je pense, en effet, que les journalistes ont besoin de nourrir leur vision de cette rigueur, de cette méthode. Car être journaliste, c’est aussi donner la voix à ceux qui n’en ont pas. On peut bien couvrir le phénomène du python de Verdun ou les muselières des pitbulls à Montréal, il faut qu’il y ait un réel travail d’autocritique. On ne se trompera pas, l’une des causes qui expliquent la montée de Donald Trump, c’est justement l’échec des grands médias américains qui, plutôt que de couvrir sa campagne comme elle aurait mérité de l’être (sur le fond), ont joué son jeu parce que c’était bon pour la business et pour les cotes d’écoute.

Dans la postface qu’il signe lui-même, Hedges appelle à la rébellion. «Ceux et celles qui en cette ère de capitalisme totalitaire ne se rebellent pas et se convainquent qu’il n’y a aucune autre possibilité que la collaboration avec le système se font les complices de leur propre asservissement. Ils commettent un suicide moral et spirituel», écrit-il. Espérez-vous que le livre aura un effet en ce sens?
Je pense que la principale vertu de sa postface – ou de la pensée politique de Hedges de façon générale – ne réside pas tant dans les potentialités réelles d’une rébellion, que dans le rappel de l’état d’esprit où nous devrions constamment nous trouver. Par rapport aux enjeux auxquels est confrontée notre société, on devrait constamment être dans le questionnement, la remise en cause, la résistance. Et cette dernière peut prendre toutes sortes de formes. Des mouvements populaires dans les rues. Des grèves. Le simple fait d’écrire. De réfléchir. De questionner.

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L’âge des démagogues
En librairie
Chez Lux Éditeur

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