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Dimitri Nasrallah: Les Bleed et les liens du sang

Photo: Patrick Sicotte/Métro

Il a fallu cinq ans à Dimitri Nasrallah pour voir traduit en français son précédent ouvrage, Niko. Six mois pour son nouveau livre, Les Bleed. Mais seulement quelques semaines pour que cette dynastie d’un pays imaginé entre le Moyen-Orient et la Russie soit fragilisée comme jamais. Rencontre avec l’auteur montréalais, né au Liban il y a 41 ans, qui enseigne la création littéraire à l’Université Concordia.

Vous dédiez Les Bleed au jeune Niko, le personnage de votre deuxième roman, qui fuyait Beyrouth en guerre pour grandir à Montréal. Cette fois-ci, le pays est imaginaire, mais on peut observer certaines ressemblances…
Avec ces deux livres, j’arrive à une sorte de «contraste extrême». Ce garçon de sept ans était la victime d’un conflit qui commence à cause de gens au pouvoir comme les Bleed, des autocrates qui ne pensent qu’à eux et dont les actions ont des conséquences sur des gens qu’ils ne voient jamais.

Le choix du nom de famille de la dynastie au pouvoir n’est pas anodin…
Ça marchait en anglais [bleed veut dire saigner], mais aussi en arabe. On a un mot, balid [écrit phonétiquement], qui désigne une personne égoïste, ce qui caractérise vraiment mes personnages.

Le grand-père de la dynastie s’appelle Blanco, le père, Mustafa, et le fils, Vadim. Bref, des noms à consonance hispanophone, arabe, et russe. Le Mahbad n’existe pas, mais c’est une ancienne colonie britannique qui vit grâce à une ressource naturelle, l’uranium. Une guerre civile a éclaté dans les années 1980 entre les Lezers et les Borans. Difficile d’avoir un seul pays en tête…
En jouant avec les histoires de plusieurs pays, je voulais que le lecteur pense à différents endroits. Il y a le Liban, évidemment, mais aussi les élections de 2008 au Zimbabwe [que Robert Mugabe a remportées au second tour sans opposant alors qu’il était arrivé deuxième au premier tour], par exemple. Ce qui m’intéressait, c’est ce parallèle entre toutes ces élections dans des régions où il y a des conflits et des forces extérieures qui interviennent.

En Azerbaïdjan, il existe la région de Mahabad, entre la Russie et l’Iran, qui a été une république pendant un an entre 1946 et 1947. C’est la seule fois que les Kurdes ont eu un pays. Par ailleurs, le personnage du général dans mon livre s’inspire de l’Égyptien Abdel Fattah al-Sissi.

Dans ce roman, Mustafa et Vadim s’adressent chacun leur tour au lecteur, à la première personne, à la faveur de chapitres qui sont entrecoupés d’articles de journaux et de blogues. Est-ce que c’était la structure voulue depuis le début?
Parler au «je», c’est quelque chose que je n’avais pas essayé avant. C’est beaucoup plus direct. Habituellement, il y a toujours ce mur entre le lecteur et l’écrivain/le personnage. Les Bleed, ce sont des personnages intimidants, qui ne sont pas comme nous. Je trouvais que s’ils parlaient directement au lecteur – chose qui n’est pas possible dans la réalité –, ça devenait quelque chose d’intime, de pas vraiment confortable, certes, mais d’impliquant.

J’ai débuté avec Mustafa, mais j’ai vu que l’histoire était trop intériorisée. J’ai commencé à écrire des articles pour donner une colonne vertébrale à l’histoire et apporter un peu de contexte. La voix de Vadim est arrivée seulement un an et demi après que j’ai amorcé mon travail sur le livre.

Et la relation entre Mustafa et Vadim est devenue l’élément central du livre, entre un père nostalgique de sa grandeur, qui observe que «ce foutu pays est sur le point de basculer» après des élections, et un fils qui ne manque de rien…
Dans ces pays, il y a toujours la même trajectoire politique familiale. Il y a une génération qui fait la révolution, une génération qui règne avec une autorité forte et une troisième à qui il ne reste rien à gagner: elle est riche et ne connaît pas la vie sans le pouvoir. Et c’est là qu’arrive la corruption. Vadim pense qu’il va toujours être là parce qu’il y a un système en place pour préserver sa position et qu’il peut faire tout ce qu’il veut.

«Quand j’ai pensé au livre, j’ai pensé à Richard III, de Shakespeare. Ce genre de longs monologues avec ces grands personnages de pouvoir qui expliquent leur situation pour nous. Je me suis dit: “Pourquoi un auteur d’aujourd’hui n’écrirait pas avec cette perspective?”» – Dimitri Nasrallah, auteur, qui a voulu se donner comme exercice de se mettre dans la tête des dictateurs plutôt que des victimes dans Les Bleed.

L’idée était-elle donc de montrer le cynisme qui persiste dans ces régions, que ce soit au sein des régimes ou dans le rôle des puissances étrangères qui agissent pour le statu quo?
On commence à parler de révolution aux populations, à les convaincre que si on retire ces dynasties du pouvoir, ça va régler le problème. Mais ce problème ne concerne pas que des hommes similaires aux Bleed. Le système en place est le fait de la colonisation. C’est une question de ressources naturelles et de système de sécurité établi entre des puissances qui veulent garder ce qui était là à l’époque des empires. Les révolutions en Syrie, en Égypte, en Tunisie… Comme si enlever Bachar el-Assad allait changer la Syrie. Non, ça ne va rien changer. Ça va rester une bataille entre l’Est et l’Ouest.

Photo: Patrick Sicotte/Métro

Complexité et humour

Dimitri Nasrallah cherchait à écrire un thriller politique «différent». Un roman simple – la version française des Bleed fait 250 petites pages –, mais «sans faire de compromis sur la complexité de la situation» géopolitique.

Une situation qui est venue bousculer le cœur de son identité, comme ç’a a été le cas pour beaucoup d’immigrants, une fin d’été de 2001. «J’ai quitté la maison de mes parents [à Toronto] pour venir à Montréal, raconte l’auteur qui vit aujourd’hui avec sa famille à Verdun. J’étais tout seul pour la première fois et au bout d’une semaine, les deux avions ont frappé le World Trade Center. J’ai vu comment ç’a changé la perception sur les personnes qui viennent du Moyen-Orient.»

Il a alors commencé à lire les nouvelles en provenance de là-bas, comme le permettait désormais l’internet. «J’ai commencé à faire mes recherches et c’est devenu une partie de ma vie», ajoute-t-il.

Pour son plus récent livre, le Montréalais d’adoption s’est donné comme mission de trouver «un format court, qui frappe fort et qui est capable de communiquer une réalité complexe». Bref, pas un gros tome «qui ne s’adresse pas à la génération d’aujourd’hui, qui veut lire vite».

Dimitri Nasrallah a aussi injecté de la satire sans «trop simplifier». «C’est un livre qui se veut drôle, aussi, tient-il à souligner. Ç’a été la chose la plus difficile. Il a fallu huit ou neuf versions pour trouver le bon ton.»

Un humour qui s’invite notamment dans les pensées de Mustafa, comme ici, où il ne cache pas sa frustration envers son fils Vadim: «Puis-je me permettre d’offrir un conseil aux pères parmi vous? N’achetez jamais à votre adolescent un jet privé avec les membres de l’équipage pour son anniversaire.»

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