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Des séries télé pour comprendre la géopolitique

Photo: Montage Métro

Quel est le point commun entre Jon Snow, personnage emblématique de la série littéraire A Song of Ice and Fire et de l’émission Game of Thrones, et Angela Merkel, la chancelière allemande? Les réfugiés, avance Dominique Moïsi, cofondateur de l’Institut français des relations internationales. Avec son ouvrage La géopolitique des séries ou le triomphe de la peur, celui qui est aussi professeur au King’s College de Londres veut «prendre par la main» des fans de séries qui trouvent la géopolitique «un peu rébarbative».

On parle de l’âge d’or des téléséries depuis une longue décennie. Mais qu’est-ce qui vous a poussé à faire un parallèle avec le monde réel?
À un moment où la géopolitique envahit la vie des gens, et souvent de la manière la plus tragique, j’ai pensé qu’il était important que des non-spécialistes, et en particulier des jeunes, aillent vers la géopolitique, tout en étant dans un champ qui leur est un peu plus familier.

J’ai récemment fait un débat au Salon du livre de Paris avec une jeune professeure de philosophie, qui a écrit un livre sur Game of Thrones. Quand elle voulait parler de l’impératif moral de Kant, ses étudiants ne comprenaient pas. Mais quand elle utilisait cette formule dans le contexte de Game of Thrones, les étudiants comprenaient tout de suite.

Game of Thrones, Homeland, Downton Abbey, House of Cards… vous avez sélectionné un certain type d’émissions…
Je me suis fixé des critères de sélection assez stricts, sinon j’aurais passé ma vie à regarder des séries! C’est très chronophage. Il fallait des séries qui ont un succès international et qui apparaissent comme des phénomènes de mondialisation. Des séries très récentes pour décrire les émotions du monde contemporain. Et il y avait un critère plus discutable de qualité: je voulais des séries haut de gamme, intellectuelles.

Vous trouvez un thème commun entre elles: la peur. Et vous faites un lien avec l’avant et l’après 11-septembre…
On y retrouve un catalogue des peurs du monde: la peur et la fascination qu’exerce le chaos avec Game of Thrones, la peur du terrorisme avec Homeland, la fin de la démocratie et du rêve américain dans House of Cards, le retour de la menace russe avec Occupied. Downton Abbey est un regard nostalgique sur un monde en train de disparaître.

Je suis parti de l’hypothèse que toutes ces séries qui se sont développées après le 11 septembre 2001 avaient été influencées par ce tournant émotionnel du début du XXIe siècle.

«On est bientôt dans la saison 6 de Game of Thrones, et on est dans la saison 6 de la guerre en Syrie. Et comme en Syrie, dans Game of Thrones, il n’y a qu’un seul vainqueur jusqu’à présent, c’est la mort.» – Dominique Moïsi, auteur de La géopolitique des séries ou le triomphe de la peur

Dans votre chapitre sur Game of Thrones, vous rappelez les «comparaisons audacieuses» qu’a faites le magazine américain Foreign Policy avec le Moyen-Orient. Trop audacieuses?
La comparaison ne me paraît pas si folle. Je n’irais pas jusqu’à mettre des noms de pays contemporains sur les maisons du royaume de Westeros. C’est un jeu de l’esprit, mais je crois qu’il y a quelque chose dans cette comparaison. Quand vous voyez les successions de décapitations au Moyen-Orient, le triomphe de la cruauté et de la violence la plus extrême, spontanément vous vous dites: «Mais c’est le Moyen-Âge.» Donc, quand vous voyez Game of Thrones, vous dites: «Et si c’était le Moyen-Orient actuel?»

Par ailleurs, vous vous demandez si Angela Merkel n’est pas la «Jon Snow des temps modernes»…
Quand vous voyez le passage où Jon Snow prend des risques énormes pour accueillir les réfugiés du nord, vous pensez immédiatement à Angela Merkel, qui prend des risques énormes elle aussi pour accueillir les réfugiés du sud. Vous voulez faire le bien, et ça se retourne contre vous.

PORTRAIT DE DOMINIQUE MOÏSI, SPÉCIALISTE EN GÉOPOLITIQUE, RÉALISÉ DANS SON APPARTEMENT À PARIS LE JEUDI 17 DÉCEMBRE 2015.
Dominique Moïsi – Photo: Julien Falsimagne

Homeland aborde la géopolitique contemporaine. Avec des États-Unis post-11-septembre, paranoïaques. Les premières saisons traitent de la férocité de l’ennemi. Mais vous remarquez que les dernières sont plus nuancées…
Dans la saison 4, qui se déroule au Pakistan, vous avez l’expression d’un doute de l’Amérique sur elle-même. A-t-on vraiment eu raison d’intervenir au Moyen-Orient? Les personnages disent que rien de bon n’est venu de cette implication. Dans la saison 5 [NDLR: diffusée à l’automne 2015], on est à Berlin, avec une action terroriste dans le métro qui évoque ce qui s’est passé à Bruxelles.

Homeland touche du doigt les problématiques les plus contemporaines : le rôle des drones, des satellites, etc.

Par contre, les scénaristes n’avaient pas imaginé Daech [État islamique]. Parfois, ils apparaissent presque comme des médiums qui inventent l’avenir, parfois ils sont en retard eux aussi. La réalité a été ici encore plus folle que la fiction.

«Les séries doivent donner confiance, mais il faut qu’elles le fassent de manière réaliste. Une série qui ridiculiserait Daech et traiterait ses crimes sur le mode de la parodie rendrait service sans doute au monde qui est le nôtre.» – Dominique Moïsi

Dans House of Cards, vous écrivez qu’«on quitte la géopolitique au sens strict du terme». Vous y parlez du cynisme en politique, de la défiance de la population et de la montée du populisme symbolisée par Donald Trump…
J’ai plusieurs passages de lui dans le livre, même si je ne m’attendais pas à ce qu’il aille si haut, si loin!

Et puis il y a Occupied, que vous définissez comme «un petit chef-d’œuvre de géopolitique»…
Si la formule «un cours de géopolitique» devait s’appliquer à une série, ce serait à Occupied. [NDLR: dans cette production scandinave disponible sur Netflix, la Norvège est envahie par la Russie, sur fond d’enjeux pétroliers. La série dépeint une Union européenne et des États-Unis qui laissent la Norvège seule face à son destin.]

Occupied marque le retour de la Russie. Le véritable ambassadeur russe à Oslo a présenté ses protestations. La Russie n’était pas du tout satisfaite. Là, vraiment, la réalité réagit à la fiction.

Vous terminez votre livre sur une note d’espoir avec Balance of Power… une série qui n’existe pas encore et dans laquelle les États-Unis et la Chine collaborent dans un nouvel ordre mondial. Pourquoi?
J’étais un peu triste d’avoir fait un catalogue des peurs du monde. Je voulais des héros un peu plus positifs, dont l’ambition n’est pas de profiter du chaos du monde. J’en ai inventé deux qui sont l’agrégation de plusieurs personnages que j’ai réellement côtoyés dans ma vie professionnelle.

C’est une pure fiction évidemment, mais plutôt crédible. D’ailleurs, dans son dernier livre, World Order, Henry Kissinger [NDLR: ancien secrétaire d’État américain et prix Nobel de la paix], partage le rêve de la création d’un nouvel ordre mondial, avec une nouvelle bipolarité comprenant les États-Unis et la Chine.

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