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Mollo sur la chasse aux sorcières

L’affaire Jian Ghomeshi aura au moins permis de sensibiliser la population générale à l’existence d’une culture du viol. Plusieurs ont compris grâce à cette affaire combien il peut être difficile pour une victime de dénoncer son agresseur, et comment les agresseurs auront droit au bénéfice du doute alors que les victimes seront le plus souvent perçues comme des casseuses de party, même si un très faible pourcentage d’accusations s’avère dans les faits infondées.

Plusieurs victimes comprennent aujourd’hui que ce qu’elles ont vécu il y a peut-être cinq ans, dix ans, vingt ans, n’était pas de leur faute, comme elles l’avaient longtemps pensé, et peuvent enfin mettre des mots sur leurs maux. Dans un mouvement de solidarité, certaines d’entres elles révèlent les agressions dont elles ont été victimes, ce qui nous emmène à prendre collectivement conscience du fait que la violence sexuelle est beaucoup plus répandue que ce que nous ne l’aurions cru. Statistiquement, elle touche une femme sur trois. Si vous demandez aux femmes qui vous entourent de gratter les fonds de tiroirs de leur mémoire, vous verrez certainement cette statistique se transformer en réalité bien trop concrète.

S’il est important d’être attentif au vécu des victimes, il est aussi nécessaire de faire preuve de discernement, et surtout, de prudence, dans le pointage de doigts. Il en va de la crédibilité du concept même de culture du viol, que d’aucuns n’hésitent à remettre constamment en question. J’en viens aux accusations dont a été récemment la cible Lena Dunham. Dans ses mémoires récemment parus, l’auteure, la réalisatrice et la productrice de la série Girls raconte plusieurs pans étranges de sa vie étrange – elle a grandi dans une famille d’artistes ultra-libéraux.

L’un des passages où elle révèle – avec le ton badin qui caractérise l’ensemble de son œuvre – avoir regardé dans le vagin de sa petite sœur à l’âge de sept ans pour y trouver des cailloux, a été sorti de son contexte par le commentateur conservateur Ben Shapiro – connu pour ses positions homophobes, puritaines et racistes – dans un texte délirant qui dépeint Lena Dunham comme une agresseuse sexuelle. D’autres passages, comme celui où l’auteure raconte s’être masturbée à côté de sa sœur et où elle dit qu’elle aurait «employé n’importe quelle tactique qu’un prédateur sexuel utilise pour entraîner une petite fille de banlieue», sont ainsi présentés comme des pièces à conviction du comportement violent et harcelant de Lena Dunham.

Plusieurs blogueurs, qui admettent n’avoir pas lu les mémoires de Dunham, reprennent maintenant à leur compte l’histoire et vont jusqu’à analyser, réinterpréter et monter en épingle un cas d’espèce autour de l’auteure. «Comment une enfant de un an (la sœur de Lena), aurait-elle pu mettre des cailloux dans son vagin? Seule explication, c’est Lena l’agresseuse qui les y aurait placés». D’autres en viennent même à accuser les parents des deux filles d’avoir été de mauvais parents trop permissifs. À les lire, les Dunham sont en fait ni plus ni moins qu’une famille dysfonctionnelle et Lena est une prédatrice sexuelle en puissance. S’ils avaient lu la bio de l’auteure, ils auraient capté le ton à la fois humoristique mais aussi onirique de l’œuvre et compris qu’à la limite, ce n’étaient peut-être pas des cailloux qu’il y avait dans le vagin de la sœur de Lena Dunham, mais des échardes dans son œil : «Je suis une très mauvaise narratrice, écrit-elle ailleurs dans son essai, j’ai tendance à exagérer les faits pour impressionner mon entourage». En fait, à la lecture, on comprend que certaines libertés sont prises sur la réalité dans l’unique but de puncher. Il s’agit d’un procédé humoristique commun en autobiographie et à lire celle de Ellen DeGeneres avec l’oeil suspicieux de Shapiro et al. on pourrait aussi croire que l’animatrice lesbienne est en réalité homophobe.

Il faut beaucoup de maturité et d’introspection pour faire le récit étrange de ses premières explorations sexuelles en bas âge, aussi tordues soient-elles. Lena Dunham nous donne accès à une part d’intimité que peu de gens osent dévoiler, comme elle le fait abondamment dans sa série, et ça dérange. Quoiqu’il en soit, peu importe la manière dont on l’analyse, et même si l’on jugeait que Lena Dunham avait agressé sa sœur à l’âge de sept ans, ça n’en demeurerait pas moins une enfant. Un enfant qui agresse un autre enfant est un enfant qui a besoin d’aide, point. Et ce n’est pas parce que l’auteure est la seule personne assez décomplexée pour faire le récit de son exploration sexuelle enfantine qu’elle est la seule à avoir expérimenté la chose. Faites donc l’exercice de vous remémorer vos expériences de jeu à l’âge de quatre ou cinq ans. Il avait du pain sur la planche, ce fameux docteur…

Plusieurs personnes ont accusé l’auteure d’avoir révélé sans son consentement l’intimité de sa sœur, Grace Dunham. Mais celle-ci semble respecter la liberté artistique que s’est autorisée sa sœur. Dans la foulée de cette histoire, Grace a cru bon de rectifier le tir sur Twitter : «L’hétéronormativité nous emmène à percevoir certains comportements comme étant nocifs, d’autres comme étant “normaux”. L’État et les médias ont toujours voulu maintenir cet état de faits. En tant que personne queer, je pense qu’il est important de laisser les gens raconter leurs propres expériences et de déterminer eux-mêmes ce qui a été nocif ou non. Belle occasion pour réfléchir à la façon dont on encadre la sexualité des jeunes femmes, des personnes trans et queer».

Lena Dunham dérange. Elle dérange lorsqu’elle exhibe son corps non conforme aux canons de beauté sur HBO. Elle dérange par son entièreté, son absence de limites et sa maladresse assumée. Elle dérange aussi, dans Girls, lorsqu’elle illustre la culture du viol en plaçant Adam, un personnage auquel on est attaché, dans une situation où le consentement de sa partenaire est ambigu. Lena Dunham ne fait pas que se dire féministe. Elle est féministe et incarne le féminisme dans tout ce qu’elle entreprend. Mais l’étiquette féministe est dure à porter. Comme le dit Roxane Gay dans son excellent essai Bad Feminist, se dire féministe vient avec une pression de perfection : il y aura toujours quelqu’un pour nous prendre en flagrant délit de racisme, de colonialisme, d’homophobie ou de… sexisme.

Je pense que nous devrions prendre une grande respiration, calmer notre besoin de vindicte populaire et mettre en pratique quelques maximes bien judéo-chrétiennes, par exemple, vérifier s’il n’y a pas une poutre dans notre œil et/ou attendre avant de lancer la première pierre.

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