Depuis son entrée sur la scène hip-hop, Mykki Blanco a provoqué une secousse sismique. L’alter ego féminin du rappeur américain Michael David Quattlebaum Jr. bouscule les normes établies, bouleverse les codes, se réinvente sans cesse. On peut essayer de suivre. Mykki est déjà loin devant.
«On peut faire ça vite?» lance Michael David Quattlebaum Jr. en guise d’introduction. C’est l’après-midi à New York, il est de retour à la maison pour deux jours seulement, a des tonnes de choses à régler. «Je suis crevé», avoue-t-il au bout du fil. Mais une fois lancé, le rappeur de 27 ans ne s’interrompt pas, ou uniquement pour acheter des trucs en passant dans les rues, «merci, merci, bonne journée».
Entre-temps, il enchaîne les idées, s’interroge sur sa carrière, expose ses plans. «Je veux lancer au moins quatre albums avant mes 35 ans.» Inspiré, bouillonnant, celui qu’on connaît aussi sous le nom de Mykki Blanco, son double féminin, n’a pas peur d’avouer sa grande ambition. Soudain, au détour d’une phrase, il se met à rire en parlant de la vitesse, ou plutôt de la lenteur, avec laquelle «les nouveaux fidèles le découvrent». «Je lis parfois des commentaires sur l’internet du style ‘‘Hey! Avez-vous entendu? C’est la nouvelle chanson de Mykki Blanco!’’, mais ils parlent d’une chanson qui est sortie il y a déjà six mois! Lorsqu’on est un artiste underground, le public nous rattrape vraiment de drôles de façons…»
Mais on peut toujours courir. Car Quattlebaum est loin, très loin devant. Alors que beaucoup commencent tout juste à lui poser des questions sur sa transformation d’homme en femme dans ses clips, ou sur scène, et lui demandent maladroitement s’il faut dire «lui», ou «elle», il affirme que déjà, ça commence à lui peser. «La plus grande épreuve que je dois traverser, c’est de faire comprendre que le projet Mykki Blanco, ce n’est pas du drag. C’est un outil de performance. Je l’utilise quand je trouve que ça sert une chanson, un clip ou un événement donné. Mais ce n’est pas un ingrédient essentiel.»
Comme beaucoup d’artistes, avance-t-il, ses propres idées l’ennuient rapidement. «Toutes les âmes créatrices le savent : il n’y a rien de pire que de rester en place. Il arrive toujours, ce moment où il faut avancer, essayer de nouvelles choses, innover.»
Étonnamment critique de sa propre démarche, il remarque que «cette idée de passer de femme à homme peut donner l’impression d’un stratagème». «Et je n’aime pas les stratagèmes, ajoute-t-il. D’ailleurs, je pense qu’à partir de maintenant, je vais faire plus attention lorsque je jouerai avec les genres.»
Réfléchissant beaucoup sur son parcours, Michael David Quattlebaum Jr. confie que la dernière année a été pour lui très formatrice. «Je grandis non seulement sur le plan musical, mais aussi personnel.» Une autre chose qui grandit, c’est l’attention qu’il reçoit. Mais autant il apprécie les intérêts qui s’éveillent et les tribunes qui s’ouvrent à lui, autant il avoue avoir du mal à s’adapter à son nouveau style de vie. «Je veux avoir du succès, je veux être le meilleur dans ce que je fais. En même temps, ça me demande beaucoup d’ajustements. Je vis comme une rockstar maintenant! Je réside dans des hôtels, je voyage en avion, je suis dans une ville différente chaque soir…» puis, il s’arrête. «Je dois vraiment prendre soin de moi.»
L’honnêteté avant tout
Ayant de multiples talents, Quattlebaum a fait paraître il y a deux ans un recueil de poèmes, From The Silence of Duchamp to The Noise of Boys. Preuve, s’il en fallait encore une, de l’amour des mots qui l’habite et qui se retrouve bien entendu dans le hip-hop, où il excelle. Mais c’est véritablement l’an dernier, avec la parution de son premier mixtape, Cosmic Angel: Illuminati Prince/ss, condensé de rap agressif, de paroles rentre-dedans, de rythmes menaçants, que l’artiste a obtenu plus de reconnaissance. Au fil des morceaux, Mykki Blanco nous y plongeait dans son univers et dans sa sous-culture, celle des clubs et de la nuit. Une flopée de musiciens électros, dont le duo de Chicago Flosstradamus, signaient la réalisation des pièces.
Mais, tel que signalé plus tôt, le surplace et la répétition ne font pas partie du vocabulaire de «Mykki Tricky». Sur son nouveau EP, Betty Rubble: The Initiation, paru au début du mois dernier, l’artiste laisse entrevoir encore une autre facette de sa riche personnalité. Notamment sur la pièce Ace Bougie Chick, qui s’éloigne des beats pesants pour donner dans un funk de la vieille école. «J’ai l’impression que mon agressivité, très présente par le passé, s’est sensiblement diluée au fil du temps. Je ne ressens plus le besoin de me prouver.»
Sans trop de surprise, le premier single de Betty Rubble, intitulé The Initiation, est un ovni total. Une chanson comme une incantation, qui parle du fait de se sentir «extraterrestre, étranger et incapable de communiquer».
Dans cette pièce accompagnée d’un clip qui donne froid dans le dos, le rap se fait en latin, et ce lieu commun qu’est «carpe diem» sonne comme un des dictons les plus terrorisants qui aient jamais vu le jour. «Ha! Les gens ont trouvé ce morceau démoniaque! s’amuse son interprète. Remarque, je peux comprendre. Le latin est un langage très intense… on l’utilise même dans les films de Dracula! Mais ce qui est drôle, c’est que si vous décryptez les choeurs, ce que je répète, c’est In God we trust, In God we trust…»
La pièce à l’atmosphère sinistre s’ouvre sur un «Hell is chilly motherfucker!», «l’enfer est glacial, enfoiré!» Alors que dans Wavvy, un des plus grands tubes de Mykki B, on se faisait accueillir par un «Welcome to hell bitches!» Un terme récurrent, ce pandémonium? Ou subconscient? «La deuxième réponse. Je ne songe pas tant à l’enfer que ça!» s’esclaffe-t-il.
À quoi songe Michael, alors? À son premier album studio, qui portera son prénom et qui verra le jour en 2014. À la route qu’il a parcourue jusqu’à présent et qui n’a été ni plate ni droite. Pas qu’il aurait voulu qu’elle le soit, non. Il ne s’en laisse imposer par personne. «Je ne vais pas mentir : être un rappeur homosexuel n’a pas été difficile pour moi. Mais ça n’a pas été facile non plus. Mon devoir désormais, c’est d’être honnête. De parler de mon expérience. Parce que c’est ça ma vie. Et que je ne ferai jamais semblant d’être quelqu’un que je ne suis pas. Jamais.»
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Influence, présence, pertinence, indépendance
Les artistes qui influencent Mykki Blanco sont nombreux. Mais une chose les unit : «Peu importe ce qui arrive, ils restent simples et fidèles à eux-mêmes. Certains critiquent Beyoncé parce qu’elle a les cheveux blonds, mais elle demeure une des meilleures interprètes du monde. Et que dire de Bowie. Je l’adore! C’est une icône! Il dure et pourtant, il est devenu célèbre à une époque où l’industrie fonctionnait d’une tout autre manière. Ces personnalités ont su trouver leur voie, rester indépendantes, et tout de même s’adresser à un public énorme. Quand je les regarde, je sais que je dois continuer à faire de la musique pour les 20 prochaines années. Il me reste tant de choses à dire.»
Mykki Blanco
Au Centre Phi
Le 12 juillet à 22 h
