Après la Russie, le monde postsoviétique et l’Ukraine, l’auteur Frédérick Lavoie consacre un essai
à un autre bout
du globe en pleine
transformation : Cuba.
Alors que l’île vivote entre la fin de l’ère castriste et une éventuelle ouverture aux intérêts américains, le journaliste indépendant s’est rendu dans un des derniers États communistes de la planète avec pour compagnon de voyage l’illustre écrivain britannique George Orwell.
Avant l’après – Voyages à Cuba avec George Orwell est effectivement né d’une prémisse inattendue, voire paradoxale : la sortie en 2016 à Cuba de 1984, grand classique d’Orwell et virulente dénonciation du totalitarisme.
En tentant de découvrir comment cette œuvre phare de l’anti-autoritarisme a pu être publiée par une maison d’édition étatique à Cuba, l’essayiste dresse le portait d’une société «apathique» et d’un régime en déliquescence à l’aube de grands bouleversements.
«L’idée était d’abord d’encapsuler le présent pour usage futur, explique Frédérick Lavoie. J’ai voulu non pas faire des prédictions sur l’avenir de Cuba au cours des prochaines années mais bien comprendre ce qu’est Cuba aujourd’hui et permettre de mieux comprendre ce qui va arriver dans les prochains mois.»
Lors de ses trois voyages dans la plus grande île des Antilles, l’auteur a retourné plusieurs pierres pour découvrir qui avait permis la publication de cette nouvelle édition de 1984 (la première depuis 1961), questionnant traducteurs, éditeurs et autres acteurs du petit monde littéraire cubain.
«Les Cubains n’ont plus d’illusions, mais ils n’ont pas non plus de colère. La colère est souvent ce qui pousse à l’action.» – Le journaliste Frédérick Lavoie, à propos de l’état d’esprit de la société cubaine après 59 ans de régime castriste
En parallèle, il a aussi rencontré des Cubains «ordinaires» et vécu leurs contrariétés quotidiennes : pénuries, marché noir, difficulté d’accès à l’internet. La liberté d’expression n’est pas totale, quoique le régime fasse preuve d’un certain laxisme.
«Je n’ai pas voulu dépeindre un régime autoritaire. Cuba est une société beaucoup plus soft que l’était l’Union soviétique, résume l’auteur d’Ukraine à fragmentations, finaliste au Prix des libraires en 2017. J’ai essayé de dépeindre Cuba comme elle l’est aujourd’hui, en faisant les parallèles avec 1984 lorsqu’ils peuvent se faire et en les défaisant lorsqu’ils ne peuvent pas être faits.»
«Les Cubains essaient de vivre leur vie en dépit du régime. Tant que les gens arrivent à s’en sortir, tant qu’on ferme les yeux sur les petits arrangements, la corruption, les vols aux magasins d’État, le régime va arriver à acheter la paix. C’est un régime très pragmatique et Fidel Castro l’a démontré à plusieurs reprises. Quand la pression était trop forte, il a permis les exodes massifs de 1980 et 1994. Ce n’était pas bon pour Cuba, mais c’était bon pour la survie de son régime.»
Frédérick Lavoie a pu expérimenter lui-même le pragmatisme des dirigeants cubains. En pleine foire internationale du livre de La Havane, il a choisi de tester ses limites en lisant un chapitre de son bouquin où il s’en prenait directement aux frères Fidel et Raúl Castro et à leur façon de mener le pays. Il a aussi cédé ses droits d’auteur afin que l’ouvrage soit un jour traduit et publié à Cuba.
Résultat? Presque rien. L’épisode, qui est raconté dans la dernière portion du livre, s’est rendu aux oreilles des autorités, mais ni le journaliste québécois ni ses intervenants cubains cités n’ont été inquiétés d’une quelconque manière. Les dirigeants castristes ont jugé que cette sortie, comme la publication de 1984, ne représentait pas un danger pour le maintien du régime.
«Ça reste une dictature au sens où il n’y a pas d’élections, de choix populaire des dirigeants, rappelle Frédérick Lavoie. Mais c’est aussi une société apathique, fatiguée de toutes ces années de promesses non tenues. Il y a une grande différence entre les générations sur la liberté d’expression. Les gens dans la soixantaine ont encore peur de parler, alors que les plus jeunes s’en foutent, puisqu’ils ont compris que plus personne, même dans le régime, ne croit aux principes de la Révolution.»
«La raison pour laquelle les dirigeants gardent cette rhétorique révolutionnaire, c’est uniquement pour conserver le pouvoir, puisqu’elle leur donne une légitimité historique. Mais les mots sont vides de sens aujourd’hui.»
Ce qui nous ramène à George Orwell et à 1984, dans lequel la langue est manipulée par le régime de Big Brother afin de prévenir toute dissidence.
«Orwell est devenu un compagnon de voyage par hasard, mais j’ai trouvé en lui une boussole morale, un exemple d’honnêteté intellectuelle qui est important lorsqu’on étudie des sociétés dictatoriales, précise Frédérick Lavoie. Arriver à Cuba en disant : “Je suis anticommuniste, je suis contre Fidel Castro”, je ne pense pas que ce soit la bonne approche. Tout comme les intellectuels qui ont encensé la Révolution ont eu tort. Je crois qu’il faut toujours examiner les zones d’ombre et regarder nos propres biais par rapport à une société pour ensuite l’étudier. Orwell l’a fait de façon géniale et c’est pour ça qu’il était un fin observateur.»