MEMPHIS, Tenn. — Les yeux de Clara Ester étaient rivés sur le révérend Martin Luther King, qui se tenait debout sur un balcon en béton du motel Lorraine.
M. King était à Memphis en appui à une grève des employés d’entretien et Mme Ester, qui étudiait à l’université, avait marché en compagnie de ces employés, qui réclamaient de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Ses amies et elle étaient allées manger au motel quand elle a aperçu M. King qui discutait amicalement, non loin de l’endroit où elle se tenait.
Mme Ester a entendu un coup de feu. Il était 18 h 01, le 4 avril 1968.
«Je le regardais encore, a-t-elle dit. C’est comme s’il avait été soulevé en l’air et projeté sur le sol. Ensuite, j’ai enjambé son corps, et j’ai remarqué qu’il avait de la difficulté à respirer.»
La mort de Martin Luther King a changé le monde et marqué la vie de ceux qui en ont été témoins. Certains allaient consacrer le reste de leur existence à lutter pour l’égalité raciale et la justice économique. D’autres, dont Mme Ester, peineraient à se réconcilier avec ce qu’elles avaient vu.
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Le révérend King avait remporté des victoires pour la déségrégation et le droit de vote et il planifiait sa «Poor People’s Campaign» (La campagne des pauvres) quand il a tourné son regard vers Memphis, sur les rives du Mississippi.
Le 1er février 1968, deux employés d’entretien ont été écrasés lorsque le compacteur d’un camion à ordures a fait défaut, déclenchant la grève de 1300 de leurs collègues noirs qui en avaient assez des conditions de travail horribles et du traitement raciste qui accompagnaient le pire des emplois municipaux.
La phrase qui allait éventuellement incarner leur mouvement — «I Am a Man» (Je suis un homme) — n’allait pas de soi pour tous les résidants de Memphis à ce moment.
«Nous n’avions nulle part où prendre une douche, nous laver les mains, rien», se souvient Elmore Nickleberry qui, à 86 ans conduit toujours un camion pour le département.
M. King a tenté de prendre la tête d’une manifestation pacifique le 28 mars, mais la violence a éclaté. Des vitrines ont été fracassées et la police est intervenue avec des matraques et des gaz lacrymogènes.
Le révérend est rentré à Atlanta, tout en promettant de revenir pour démontrer que les manifestations pacifiques pouvaient être efficaces. Les attaques se multipliaient dans la presse. Il souffrait de maux de tête et se sentait déprimé. Il a rencontré ses conseillers, se souvient le révérend Jesse Jackson, «et, à force de parler, il est sorti de cette dépression».
Il est revenu à Memphis tôt le matin du 3 avril.
Mike Cody et d’autres avocats qui essayaient de convaincre un juge d’annuler une injonction interdisant une nouvelle manifestation ont rencontré Martin Luther King dans sa chambre de motel.
«M. King croyait fermement que s’il n’obtenait pas de succès ici à Memphis, avec ces employés d’entretien, en utilisant la désobéissance civile pacifique, qu’il n’obtiendrait jamais la « Poor People’s March » cet été-là à Washington», raconte M. Cody, qui a maintenant 82 ans.
L’avocat était dans la foule plus tard ce soir-là au Mason Temple lorsque le révérend Ralph Abernathy a demandé à M. King de s’adresser aux milliers de personnes qui avaient bravé un orage pour l’entendre, même s’il était malade.
Pratiquement sans préparation, avec comme bruit de fond la pluie qui martelait le toit de tôle, Martin Luther King a alors prononcé un discours qui semblait annoncer sa mort: «Eh bien, je ne sais pas ce qui va arriver; des journées difficiles nous attendent. Mais ça n’a vraiment plus d’importance pour moi, parce que j’ai atteint le sommet de la montagne.»
Quand il a eu terminé, M. King s’est effondré dans une chaise. Aux yeux de M. Cody, il ressemblait «à un jouet qui vient de se dégonfler».
«Les révérends, les hommes pleuraient», se rappelle M. Jackson.
M. Cody est allé au tribunal le lendemain avec un proche de M. King, Andrew Young, puis il a déposé ce dernier au motel Lorraine en fin d’après-midi.
Le révérend King avait consacré l’essentiel de sa journée à des rencontres. Il a demandé à M. Young d’où il arrivait, puis il lui a lancé un coussin. «Puis tous les autres ont pris des coussins et ont commencé à me frapper, a-t-il raconté. Nous avions tous une trentaine d’années, mais on se comportait comme si on en avait 10 ou 12. Mais je ne l’avais pas vu aussi heureux depuis longtemps.»
À l’approche du souper, M. King et ses amis se sont déplacés vers le balcon du motel. M. King s’est tourné en direction d’un musicien et lui a demandé si, plus tard, il pourrait entendre sa chanson préférée: «Take My Hand, Precious Lord».
Puis, «Pow! Une balle!», a relaté le révérend Jackson, en pointant le côté droit de son propre visage.
«Au début, j’ai pensé que c’était un pétard ou une voiture», a dit M. Young.
M. Jackson a couru vers l’escalier du balcon.
«Quelqu’un a dit: « Doc a été atteint par une balle » et « Baissez-vous »», a ajouté M. Jackson.
Earl Caldwell, un journaliste du «New York Times» qui avait interviewé M. King sur le même balcon la veille, est sorti de sa chambre de motel en sous-vêtements. «Je me disais: « C’était une bombe. C’était une bombe. » Parce que le son était plus fort que celui d’une arme à feu», a-t-il raconté.
Une photo montre M. Jackson, M. Young et d’autres qui pointent de l’autre côté de la rue, vers l’endroit d’où provenait le tir.
«Je me souviens du révérend Abernathy qui disait: « Reculez, reculez, c’est mon bon ami. Martin, tu ne peux pas abandonner, ne nous quitte pas »», se rappelle M. Jackson.
Clara Ester dit avoir remarqué que la cravate de Martin Luther King avait été arrachée. Ses yeux étaient ouverts et il avait «une expression presque plaisante sur son visage», a-t-elle raconté.
Des sirènes ont retenti. Des gens ont crié. La police s’est ruée vers le motel.
M. King a été transporté d’urgence vers l’hôpital St. Joseph’s, où l’universitaire John Billing travaillait comme assistant en chirurgie pendant le quart de nuit.
«Trois médecins sont venus là où je me tenais. Ils m’ont dit: « O.K. Billings, va trouver un responsable et dis-leur que le docteur King est mort »», a-t-il raconté.
On a ensuite demandé à M. Billings de rester avec le corps de M. King jusqu’à ce que quelqu’un vienne le chercher.
«Je me suis approché, j’ai retiré le drap, et il était là. Ses yeux étaient fermés. Je me suis dit: « Comme c’est étrange. »»
Les mesures de sécurité étaient imposantes quand le docteur Jerry Francisco, le médecin légiste du comté de Shelby, est arrivé. Des hommes lourdement armés étaient installés dans la salle et à l’extérieur. Après une autopsie de 90 minutes, le docteur Francisco est rentré chez lui dans les rues d’une ville sous couvre-feu, par crainte d’émeutes.
«Les rues étaient pratiquement vides. Ma voiture était la seule en mouvement», se souvient-il. C’était un peu sinistre, a-t-il ajouté.
Coby Smith, leader de l’organisation Invaders, qui avait une réputation militante, se souvient très bien de la suite, lorsque les blindés sont arrivés, que la Garde nationale a été mobilisée et que la police a commencé à arrêter les Noirs dans les rues.
«(Les policiers) ont mis du ruban pour cacher leurs badges, a-t-il raconté. C’était comme une guerre.»
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Cinquante ans après l’assassinat de Martin Luther King, Clara Ester peine à raconter les mois qui ont suivi. Hantée par ses souvenirs, elle a quitté sa ville natale.
M. Billings, qui est Blanc, a acquis une nouvelle compréhension de ce que subissaient les Noirs dans le sud des États-Unis. Il est devenu détective privé, a rencontré James Earl Ray, qui a reconnu avoir tué M. King, et a exploré l’hypothèse que quelqu’un d’autre ait été impliqué dans l’assassinat.
M. Young a été élu au Congrès, avant d’être nommé ambassadeur à l’ONU et élu maire d’Atlanta.
M. Jackson a brigué la présidence deux fois, puis il a pleuré au parc Grant de Chicago quand un Noir a été élu président des États-Unis pour la première fois, en 2008.
M. Cody a continué à défendre les droits civils à Memphis. Il a éventuellement été procureur fédéral et procureur général du Tennessee.
Si Martin Luther King vivait encore aujourd’hui, «il confronterait les gens» au sujet des questions raciales, de la pauvreté et des inégalités, croit M. Cody. «Nous n’en avons pas fini avec cette histoire.»