Certaines photos deviennent des symboles et restent figées dans les mémoires, car elles captent un moment unique, presque invraisemblable. De la crise des Rohingyas à la violence dans les rues de l’Amérique latine, de Mossoul en guerre aux tranquilles Galapagos, l’exposition World Press Photo 2018 présente les meilleurs clichés de photojournalisme de l’an dernier. La 13e édition du volet montréalais s’ouvre aujourd’hui au Marché Bonsecours, dans le Vieux-Port, et offre 150 images qui rapprochent les 4 coins du monde le temps d’une exposition. Rencontres.
Question de temps
Le World Press Photo est une exposition où se côtoient des photos d’une nature en détresse, d’un monde en changement, des photos de pays en guerre ou au bord de la guerre civile, et des clichés de contrées intouchées par la civilisation occidentale.
«Ce que j’aime beaucoup de cette exposition, c’est ce mélange entre des points de l’actualité, mais aussi les enjeux comme l’immigration et les changements climatiques, qui sont vraiment des enjeux contemporains évoluant sur des décennies», explique Matthieu Rytz, producteur du World Press Photo Montréal.
Les clichés primés permettent de revoir l’année en images, mais aussi de prendre conscience de «l’actualité d’une année».
Pour Matthieu Rytz, la photo gagnante du Vénézuélien Ronaldo Schemidt, où on voit un homme en flammes pendant de violentes manifestations à Caracas, représente bien la frontière où l’incroyable rejoint la réalité. «Je trouve cette photo exceptionnelle parce qu’on n’a pas l’impression que c’est la réalité. On dirait un cascadeur. Il y a une puissance dans l’esthétique de l’image et en même temps, c’est absolument tragique.»
Selon le producteur, il demeure important d’exposer des photos, ne serait-ce qu’en raison de la taille imposante des impressions et non pas de simplement les partager sur les réseaux sociaux, où «on zappe le contenu».
«Au-delà de la dimension des photos, c’est vraiment qu’on prend le temps de regarder ces images.»
«Je vois le World Press comme un espace où, une fois par année, les gens s’arrêtent pendant une heure et demie et réfléchissent à l’état du monde.» – Matthieu Rytz, producteur du World Press Photo Montréal
Technique et composition sont bien sûr des éléments d’une bonne photo, mais l’équilibre entre l’information et l’esthétique compte pour beaucoup, estime M. Rytz. Il cite en exemple la photo de Ryan Kelly, prise sur le vif pendant les manifestations à Charlottesville, en Virginie, où une voiture a foncé sur la foule, tuant une jeune femme et blessant 19 personnes. «On ne va pas reprocher au photographe le mauvais cadrage. Il était là, il l’a prise.»
Liberté et filles émancipées
La série de photos d’Anna Boyiazis nous transporte sous le soleil équatorial de Zanzibar. Sur cette île au large de la Tanzanie, les filles et les femmes n’ont jamais appris à nager, jusqu’à ce que le projet Panje les initie à la natation.
Après des courriels sans réponses, la photographe américaine s’est rendue sur place pour établir un premier contact. «Je sais qu’en Afrique, c’est mieux de se présenter en personne, explique-t-elle. Ç’a pris huit semaines, pour qu’ils demandent aux instructeurs, aux parents, aux leaders de la communauté et aux aînés si ces filles, “leurs filles”, pouvaient être prises en photo.» Anna Boyiazis a ensuite pu passer trois semaines en compagnie de ces groupes de jeunes filles et de femmes, à communiquer par gestes et avec les yeux, parce qu’elle ne parle ni swahili ni arabe et qu’elle ne pouvait pas être accompagnée par un interprète. Vingt et un jours à être dans l’eau, à être «hyper consciente d’où [elle] se plaçait par rapport au soleil équatorial et à l’eau qui le réfléchissait» pour capter ces clichés de femmes qui défient les normes de leur pays musulman.
«Je voulais montrer la tension entre la liberté d’être dans l’eau et sous l’eau, et les limites imposées aux femmes de Zanzibar.» – Anna Boyiazis, dont la série Trouver la liberté dans l’eau lui a valu la deuxième place dans la catégorie Société (reportage)
Certains hommes, comme un aîné du village, appuient le projet, précise la photographe, mais ce n’est pas encore ancré dans la culture de l’archipel. «Malgré le fait que le taux de noyade sur le continent africain soit le plus élevé du monde, les leaders de la communauté ne sont toujours pas chauds à l’idée que des femmes et des filles apprennent à nager, estime Mme Boyiazis. Ces leçons [de natation] défient le système patriarcal qui décourage les femmes de poursuivre d’autres activités que les tâches domestiques.»
Pour la photographe, qui s’intéresse aux droits de la personne et aux enjeux féministes, «l’éducation, qu’elle soit dans l’eau ou sur terre, sert de tremplin et fournit aux femmes et aux filles l’autonomisation et les outils avec lesquels revendiquer leurs droits et repenser les frontières existantes.»
Course folle
Un article un peu vague parlant des courses, voilà ce qui a poussé Alain Schroeder à se rendre à Sumbawa, en Indonésie, pour réaliser son reportage Enfants jockeys sur les courses de chevaux Maen Jaran. «Sur l’île, tout le monde les connaît [ces courses], mais il n’y a pas de promotion pour les touristes, c’est très local, illustre le photographe belge, lauréat du premier prix dans la catégorie Sport. Ça reste l’Indonésie profonde.»
Pendant une semaine, la terre d’un champ de courses est foulée par des chevaux de Sumbawa, une espèce de poney, montés par des garçons âgés de 5 à 10 ans.
«Je ne voudrais pas être à la place de ces gamins», avoue Alain Schroeder. Les enfants n’ont aucune protection, ou presque, et montent sans selle. Le photographe a même été témoin d’un accident, duquel le garçon est heureusement sorti indemne.
«Ça file comme une balle. Je suis un ancien photographe de sports et j’ai eu du mal à faire les photos.» – Alain Schroeder, photographe belge
Le photographe a opté pour un traitement en noir et blanc pour sa série de 10 photos, dont 5 sont exposées à Montréal. Le rendu donne un air intemporel aux photos, comme si ces courses étaient demeurées inchangées depuis des décennies.
«J’ai fait les photos en couleurs, mais ça ne rendait pas l’intensité que je sentais [sur place]», explique l’homme derrière la lentille. Le photographe est fier d’avoir pu faire connaître ces courses au jury et au public. Pour lui, cela définit le World Press comme une exposition de photojournalisme, et non comme une simple collection d’œuvres esthétiques.