Les centaines de personnes qui sont mortes au cours de traversées clandestines en Méditerranée ces derniers mois ont attiré l’attention du monde entier sur le phénomène des migrations illégales. Métro fait le point sur la question et interroge d’anciens migrants qui ont réussi à trouver une terre d’accueil.
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Selon les estimations de l’Organisation internationale pour les migrations, le nombre de migrants qui mourront en mer Méditerranée cette année pourrait atteindre le seuil effarant de 30 000. Et pourtant, rien ne semble pouvoir arrêter cette vague. C’est que les motivations qui poussent les gens à partir malgré le péril évident du voyage dépassent la simple «recherche d’une vie meilleure».
«Les racines du problème sont à chercher dans les violations des droits de la personne, la violence et la pauvreté qui minent les pays d’où partent les migrants», explique Bill Frelick, directeur du Programme des droits des réfugiés affilié à l’organisme Human Rights Watch. «Pour endiguer le flot des migrations illégales, il faut intervenir dans les pays d’où partent les clandestins en améliorant le système de justice, en adoptant des méthodes efficaces de résolution des conflits et en faisant du développement. Et puis les pays où ils arrivent doivent aussi s’adapter à cette nouvelle donne. Ils doivent mieux protéger les réfugiés et leur offrir la possibilité de se créer des vies décentes, productives, dans les régions qui sont les plus proches, culturellement parlant, de leurs pays d’origine. Il faut aussi que les pays d’accueil mettent en place des mesures pour protéger les migrants des trafiquants, des kidnappeurs et de tous les criminels qui cherchent à profiter d’eux, y compris certains policiers ou gardes frontaliers corrompus.»
Ziad Janoudi connaît trop bien toutes ces embûches. Ce Syrien de 29 ans a déserté l’armée de son pays pour traverser la Méditerranée et se rendre en Europe. Il vit aujourd’hui en Belgique. Il a raconté son parcours à Métro, souvent sur le mode de l’humour, mais avec une note de gravité dans la voix.
«Dans l’armée syrienne, mon travail consistait à chasser de la rue les gens qui protestaient contre le régime de Bachar el-Assad. J’ai refusé de le faire, et il est devenu difficile pour moi de rester au pays. Avec ma femme, nous nous sommes enfuis à travers la campagne et les montagnes pour rejoindre la Turquie, où nous avions un ami. Il nous a fallu 10 jours pour nous y rendre. De là, je pensais que ça serait facile d’aller en Europe. Nous avons payé un passeur, qui devait nous aider à gagner l’Angleterre le plus vite possible. Mais nous nous sommes fait avoir. Finalement, nous sommes partis, mais le voyage a duré 30 jours, et nous avons abouti en Belgique.» Après une pause, Ziad Janoudi poursuit: «Le séjour sur le bateau a été atroce. Le passeur nous gardait tout le temps cachés dans une petite pièce, dans la cale, où nous étions enfermés des journées entières. Nous n’avalions que des conserves – en remerciant le ciel d’avoir quelque chose à manger! – et nous rêvions de la prochaine bouffée d’air frais que nous pourrions respirer.»
Même si son voyage a été horrible, Ziad Janoudi peut se compter chanceux: il lui a fallu des semaines pour atteindre l’Europe, certes, mais Dawit Friew, lui, a mis des années pour y parvenir. Ce journaliste éthiopien qui vit désormais en Norvège a quitté son pays d’origine, a traversé deux fois le désert du Sahara depuis le Soudan, a connu les prisons libyennes, a réussi à s’enfuir durant la guerre en Libye, et a finalement été détenu à Malte, avec sa femme et leur jeune enfant. Au total, son calvaire aura duré 10 ans.
«J’ai été torturé, volé, j’ai crevé de faim… Durant une traversée du Sahara, j’ai failli sauter d’un camion en marche parce que j’étais convaincu que j’allais mourir, raconte l’homme de 39 ans. Pendant des années, je me suis caché de la police. Quand je m’achetais un tube de dentifrice, je me demandais toujours si j’allais réussir à le finir avant qu’un autre malheur s’abatte sur moi. Ma vie était un véritable cauchemar.»
«Ce qui me poussait sans cesse en avant durant toutes ces années de clandestinité, c’était l’insécurité et la peur. Même si j’avais honte de traverser les frontières illégalement, en me cachant, et même si je connaissais très bien les dangers qui me guettaient, je continuais. Aujourd’hui, je suis très heureux, j’aime ma vie en Norvège, mais je fais encore des cauchemars où je vois la police, la mer qui n’en finit plus et le fils de Kadhafi [l’ex-dictateur de la Libye], qui nous a forcés à la traverser en 2011.»
«Les clandestins sont soumis à de la torture et à de la violence durant le voyage qui les mène de leur pays jusqu’aux rafiots des passeurs», explique Laura Bastianetto, une employée de la Croix-Rouge chargée d’aider les migrants qui débarquent sur les côtes de l’Italie. «Un des survivants d’une tragédie qui s’est produite il y a quelques semaines en mer Méditerranée nous a expliqué qu’il n’y avait eu aucun moyen pour eux de faire demi-tour pour rentrer en Libye: on les avait embarqués sur les bateaux à la pointe du fusil. Il règne là-bas une violence incroyable.»
«Les services d’immigration officiels ne répondent qu’à une infime fraction de la demande de migration actuelle.» – Natalia Banlescu-Bogdan, directrice adjointe du volet international du Migration Policy Institute
Les gouvernements de l’Europe et d’ailleurs dans le monde cherchent en ce moment des moyens de contrôler ce flot ininterrompu de migration clandestine. L’Union européenne, par exemple, a proposé d’autoriser l’usage de la force pour arrêter les contrebandiers qui transportent des «cargaisons humaines» sur la Méditerranée. Pourtant, les experts croient que de telles interventions ne feraient qu’exacerber le problème.
«Augmenter la répression pour contenir le mouvement de migration illégal ne donnera rien si cet effort n’est pas conjugué avec la mise en place de moyens de régler à la source les problèmes qui causent ces vastes déplacements de populations. En fait, tout ce qui va arriver, c’est que les traversées illégales vont devenir encore plus coûteuses, plus difficiles et plus dangereuses pour les migrants», affirme Natalia Banlescu-Bogdan, directrice adjointe du volet international du Migration Policy Institute. «Cela risque même de renforcer le pouvoir des criminels qui profitent de cette clandestinité. À la longue, ce seront eux qui contrôleront le marché des travailleurs étrangers, plutôt que les gouvernements légitimes.»
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Entrevue avec Elisa De Pieri, chercheuse pour l’équipe européenne d’Amnistie internationale
Pourquoi les gens migrent-ils au péril de leur vie?
Les personnes qui prennent ces chemins ont l’impression de ne pas avoir d’autre choix. Plusieurs réfugiés sont actuellement coincés en Libye parce que l’Égypte et la Tunisie ont fermé leurs frontières. Un bon nombre d’entre eux ont perdu leurs papiers d’identité, qu’ils se sont fait voler par des passeurs, des miliciens ou des employeurs véreux, si bien qu’ils ne peuvent plus voyager en toute légalité.
Que faut-il faire pour empêcher que les migrants meurent en cours de route?
Il faut que des navires sillonnent la zone que choisissent généralement les passeurs, notamment une région située à 40 miles nautiques de la Libye, parce qu’on sait que beaucoup de bateaux se retrouvent en péril dans ces eaux-là. L’Union européenne s’est engagée à augmenter les ressources consacrées aux opérations de recherche et de sauvetage. C’est encore trop tôt pour savoir si cela sera suffisant. Par ailleurs, les gouvernements européens doivent augmenter les lieux d’accueil disponibles; ils doivent aussi accorder plus de visas humanitaires aux réfugiés, spécialement dans les camps qui entourent la Syrie. Enfin, ils doivent s’assurer que les personnes venant chercher une protection en Europe soient accueillies, et non refoulées.
Entrevue avec Bill Frelick, directeur du Programme des réfugiés de Human Rights Watch
Quelle est la situation des migrations illégales en Amérique latine?
Depuis l’arrivée très médiatisée de 68 000 enfants aux frontières des États-Unis avec le Mexique en 2014, le gouvernement américain a fait pression sur le Mexique et les pays d’Amérique centrale pour qu’ils freinent la poussée migratoire des populations vers le nord. Après que le président des États-Unis, Barack Obama, a qualifié la situation de crise humanitaire, le président mexicain Enrique Peña Nieto a annoncé la mise sur pied du plan «Frontera Sur», qui a pour but d’empêcher les migrants de l’Amérique centrale de pénétrer au Mexique par la frontière sud de ce pays, pour ensuite se diriger vers le nord. D’après les statistiques mexicaines, le nombre de migrants interceptés au Chiapas, l’État du sud du Mexique qui borde le Guatemala, a doublé en un an: il est passé de 14 612 durant les deux premiers mois de 2014 à 28 862 durant les mêmes mois en 2015.
Quels sont les défis que doivent relever les migrants s’ils finissent par rejoindre leur destination?
Nous avons des preuves que les migrants sont souvent repoussés illégalement aux frontières. Il y a des gens qui parviennent au bout de leur dangereux voyage seulement pour être refoulés sans même avoir pu faire de demande d’asile. Et ceux qui réussissent à entrer dans le système doivent souvent passer de longues périodes en détention. C’est un moyen détourné de les décourager, afin d’éviter qu’ils demandent l’asile. Enfin, ceux qui réussissent à franchir toutes ces difficultés et à être reconnus comme réfugiés ne reçoivent pas toujours l’assistance dont ils ont besoin pour s’intégrer à leur société d’accueil et pouvoir se créer une nouvelle vie.