Par nature et vocation ludique, l’industrie musicale semble contribuer en masse à la désinformation des jeunes quant à la réalité de la vie adulte. Notamment, dans le registre des chansons d’amour, elle offre une image faussée, caricaturale et nuisible de la masculinité. Elle laisse dans l’esprit d’un auditoire essentiellement féminin, sans réelle expérience des relations amoureuses, l’idée trompeuse que les hommes sont puérils, faibles, mièvres et obsédés. Et qu’ils n’attendent qu’une jolie princesse pour les consoler.
ANALYSE – Dans l’article qui suit, je montre comment les chansons d’amour industrielles – du moins celles qui déclenchent des millions, voire des milliards de « clics » – exposent le besoin frénétique des héros masculins d’obtenir réparation pour les différentes blessures narcissiques qui leur sont infligées par la société.
Je mène cette étude par l’exercice d’une herméneutique critique, c’est-à-dire d’une recherche de sens qui se veut engagée et qui s’inscrit dans le cadre de mes fonctions universitaires à la Faculté des arts de l’UQAM. Cet exercice vise principalement à exercer une pression sur les promoteurs du patriarcat en tant que culte professé par l’industrie musicale auprès d’un public de filles et de jeunes femmes en voie d’entrer dans leur vie conjugale active.
Morphologie des histoires d’amour industrielles
Aux fins de compréhension, il faut d’abord savoir que les créateurs de contenus œuvrant professionnellement dans l’industrie mondiale de la musique travaillent généralement à partir de quelques modèles dramaturgiques simples et classiques. De là, ils intègrent un nombre restreint de figures masculines, principalement celles qui font recette auprès de l’auditoire féminin. Autrement dit, la grande variété de chansons d’amour offertes par cette industrie (il y en aurait des millions) ne résulte pas de l’imaginaire bouillonnant de ses créateurs. Au contraire, elle découle d’un recyclage continuel des mêmes trois ou quatre scénarios de base, lesquels semblent délibérément inspirés par la littérature romanesque des siècles passés.
Les canevas les plus populaires respectent normalement la séquence narrative traditionnelle des contes de fées. L’histoire va ainsi d’un préjudice subi par le héros masculin jusqu’à sa réparation, laquelle prend la forme symbolique d’une femme livrée à son contrôle.
L’examen critique des chansons d’amour industrielles révèle la présence de quatre blessures masculines assez douloureuses et béantes pour radicaliser les revendications d’un tel héros. Ce sont ces blessures et leur rattachement à une figure particulière de la masculinité qui font l’objet du modèle que je mets ici en place dans la perspective d’informer, au mieux, les jeunes auditrices et leurs parents bienveillants.
La blessure d’humiliation
C’est à la littérature médiévale (1100-1400) que les créateurs de contenus empruntent généralement le thème de l’amour obsessionnel et impossible envers lequel le héros est contraint, par serment chevaleresque, de pratiquer une dévotion excessive : c’est le modèle arthurien de la quête du Graal que j’appelle, pour ma part, le modèle christique.
La blessure qui motive ce récit est l’humiliation publique que Lancelot doit subir pour sauver la reine Guenièvre, l’épouse du Roi Arthur tenue prisonnière par le méchant Méléagant.
C’est sur ce motif que se construit la chanson « Goodbyes » de Post Malone (2019), dans laquelle le héros masculin, un hors-la-loi solitaire, meurt poignardé sur la place publique sous les yeux d’une femme. Pour obtenir réparation, Malone ressuscite et revient la hanter pour la vie éternelle, faisant désormais de celle-ci son obsession réparatrice.
La blessure d’exclusion
.On tire ensuite du « Don Quichotte » de Cervantès (1605-1615) le motif d’un héros troublé dont le délire le pousse à croire qu’il est follement aimé par Dulcinée, une inconnue qu’il utilise pour combler son manque affectif et se magnifier lui-même : c’est ce que j’appelle le modèle psychotique.
À partir de ce modèle, la deuxième blessure narcissique du héros des chansons d’amour lui est causée par sa mise à l’écart de la société en raison de ses comportements jugés déviants. On parle d’un délinquant, un paranoïaque, un paresseux, peut-être même un violeur, un pédophile ou un tueur en série.
C’est la chanson « Room for 2 » de Benson Boone (2022) qui illustre cette figure d’un homme perturbé séquestrant sa victime dans le coffre de sa voiture. Tel un Don Quichotte des temps modernes, Boone combat pour elle des dangers imaginaires et lui crie sa supériorité dans un désert sans écho :
Je peux être tout ce que tu veux/I can be all you need
La blessure d’abandon
C’est à Goethe qu’on emprunte par ailleurs le récit des « Souffrances du jeune Werther » (1774), un héros immature qui préfère se suicider plutôt que de subir la honte du rejet féminin : c’est ce que l’on identifie habituellement comme étant le modèle romantique « classique ».
La blessure narcissique qui affecte ce type de héros résulte d’un abandon cruel par sa mère à un âge où il était toujours sous sa dépendance physique, émotive et psychologique. C’est ce qui fait de lui un enfant perpétuel qui voit désormais toute femme comme une pourvoyeuse de soins, sans laquelle il ne peut survivre aux difficultés pragmatiques de la vie quotidienne. Sans elle, il tombe, il sombre, il boit à outrance ; éventuellement, il se noie dans ses larmes et dégrade, du même coup, son environnement social et matériel. Comme Werther, ses souffrances le conduiront au suicide.
C’est ce qu’illustre, presque sans subtilité, la chanson Falling, de Harry Styles (2020). La caractéristique essentielle de ce genre de tableau romantique est l’absence totale de cette femme qu’on accuse d’avoir abandonné son amant puéril, un être à jamais impuissant, par sa faute :
Je suis dans mon lit, et tu n’es pas là/I’m in my bed, and you’re not here
La blessure de castration
Enfin, le mythe moderne de Don Juan (datant du XVIIe siècle, mais largement repris au XXe siècle) fournit la trame de vie d’un héros libertin et abusif qui n’est motivé que par ses propres besoins impérieux : je range ce dernier sous la rubrique du modèle machiavélique pour souligner le fait que, pour un tel héros, la fin justifie toujours les moyens.
La blessure caractéristique de ce modèle est celle de la castration sociale qu’on lui impose par le frein puissant qu’appliquent à ses envies pressantes les règles de la bienséance et du consentement. Ce héros contemporain croit subir l’injustice inqualifiable de son émasculation psychologique par les effets d’un féminisme ambiant qu’il abhorre. Il voit celui-ci comme une menace constante et dissuasive planant sur sa virilité, ce qui génère en lui une frustration vive et intolérable.
Or, ce Don Juan n’est pas sans recours : c’est un séducteur abusif passé maître dans l’art de la duplicité, un manipulateur talentueux qui piège délibérément les autres afin d’obtenir ce qu’il désire. Et ça fonctionne, comme veut nous en convaincre The Kid LAROI dans sa chanson Thousand Miles (2022) :
Je connais cette expression sur ton visage, tu vas venir à moi ce soir/I know that look on your face, You’re comin’ my way tonight
Heureusement, ce luciférien aux cheveux bouclés a le réflexe de lancer, avant de sévir, cet avertissement lucide et charitable :
Je ne changerai jamais. Si j’étais toi, je resterais à des kilomètres de distance…/I will never change. If I was you, then I would stay a thousand miles away…
A-t-on assassiné la virilité ?
Dans leur étude de la psyché masculine, les auteurs Moore et Gillette affirment que nous vivons actuellement sous « la malédiction d’un infantilisme généralisé ». Pour ces auteurs comme pour moi, au sortir de mon examen des chansons d’amour industrielles, cela signifie que le patriarcat « n’est pas le règne de la maturité, mais plutôt celui de la puérilité masculine », une sorte de « puerarchie » dont les lois nous ordonnent d’assassiner la virilité au profit d’une immaturité à la fois attendrissante et scandaleuse.
Ce qui me semble clair, en tous cas, c’est que si nous devions rencontrer, dans la vie de tous les jours, l’un de ces héros des chansons d’amour industrielles, celui-ci nous inspirerait sûrement de la peur, de la pitié, du mépris ou même de l’aversion plutôt que de l’amour au sens conjugal du terme.
Il n’y a donc pas, à mon sens, de raison valable pour qu’une société égalitaire donne libre cours aux fantasmes de ces « petits garçons » aux corps d’adultes. Peut-on à tout le moins espérer que nos créateurs soient largement récompensés lorsqu’ils écrivent des romances exaltant la virilité assumée des hommes matures, sans rien sacrifier à leur art tout en s’élevant à la hauteur des attentes, des droits et du haut potentiel de nos inestimables princesses en processus de maturation sociale.
Texte de Sylvie Genest, professeure à la Faculté des arts à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.