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Le privilège des hétéros fertiles

Photo: Getty Images/moodboard RF

Je ne voudrais pas être à la place de Joël Legendre en ce moment. L’annonce d’un grand moment de réjouissance s’est vite transformée en tempête médiatique. Soudainement, parce que c’est «payé avec nos taxes», tout le monde semble avoir son mot à dire sur la procréation du couple Legendre-Bombardier. Pire, on est en train de porter un jugement éthique sur la façon qu’ils ont choisie d’avoir des enfants.

Si nous n’avons pas à juger le couple, voilà qui s’ouvre un débat légitime, complexe, qui touche des aspects à la fois éthiques, philosophiques, et économiques. C’est en effet un débat qu’il est possible d’avoir, à condition de reconnaître le privilège qu’ont les couples hétérosexuels fertiles de pouvoir avoir des enfants sans se poser 10 000 questions existentielles. Certaines personnes semblent trouver dommage que la procréation en soit réduite à une opération aussi mécanique et dénuée de romantisme. Comme si les couples infertiles et de même sexe avaient choisi leur condition et ne préféraient pas eux-mêmes qu’il en soit autrement. D’autres personnes jugent individualistes ceux qui veulent avoir «un enfant de leurs gènes à tout prix», alors qu’elles n’ont jamais eu à se poser la question, ni à faire le choix de leur façon de procréer, ou à faire le deuil de l’enfant qui ne naîtra jamais de l’union de leur amour.

La question qui divisera encore une fois les féministes s’ajoute au débat : celui de l’objectification du corps de la femme. Comme si la femme n’était pas en mesure de juger pour elle-même ce qu’elle a envie de faire avec son corps. On nous parle des cas de mères porteuses en Indes, où le corps des femmes est exploité dans une marchandisation de la fertilité. Plutôt que de proposer des mesures d’encadrement pour que cet acte consensuel se fasse en toute sécurité, dans un climat serein d’équité, on veut l’interdire et la soumettre à des transactions semi-licites qui laissent autant les parents adoptants que la mère porteuse sans recours. C’est l’hypocrisie du système qui a cours en ce moment.

J’en conviens, alors que la terre est en surpopulation, la décision éthique est d’adopter un enfant dans le besoin plutôt que d’en «fabriquer un qui n’a rien demandé». C’est le choix humanitaire par excellence qui fera de vous un parent politiquement correct, bio et équitable. Oui, transmettre ses gènes a probablement quelque chose d’overraté et d’un peu archaïque. Mais peut-on vraiment porter un jugement sur ceux pour qui c’est important, sur ceux qui, pour des raisons qui leur appartiennent, préfèrent procéder par insémination, par fécondation in vitro ou par gestation par autrui, des choix qui sont maintenant présentés comme le summum de l’individualisme? Veut-on juger ces parents qui ne désirent qu’être parents avec plus de mépris encore que ceux qui demandent un sac de plastique à l’épicerie? C’est mal connaître le peu de choix qui se présentent aux couples infertiles, ou de même sexe, et encore moins aux couples d’hommes, qui n’ont pour ainsi dire pas accès à l’adoption internationale.

L’adoption au Québec, elle, se fait la plupart du temps par la banque mixte : selon ce processus, vous aurez un enfant dans une période indéterminée, après laquelle vous ne serez le parent officiel de l’enfant qu’au bout de démarches souvent longues et pénibles, impliquant parfois un autre parent lourdement hypothéqué. Dans ce contexte, vouloir procréer «à tout prix» relève peut-être moins d’un individualisme à outrance que d’une pleine reconnaissance des limites de notre altruisme. Nous ne sommes pas tous cette femme .

Bien sûr, on nous dira avec bienveillance que ce qui compte, c’est le bien de l’enfant. Si on force les hétéros capables de procréer à adopter, je veux bien tenir compte de ce raisonnement. Sinon, c’est faire porter une trop grande partie des misères du monde sur les épaules des couples gais et infertiles, alors que la technologie moderne permet de corriger une iniquité de nature.

Le financement de la patente est un autre dossier. On peut bien sûr remettre en question le financement du programme de procréation assisté. Après tout, il n’existe apparemment pas de «droit d’être parent». Mais alors, on doit tenir compte des raisons pour lesquelles on a mis ce programme en place en premier lieu : pour éviter les grossesses multiples et dangereuses. C’est la raison médicale pour laquelle on a mis en place le programme, une raison qui n’a pas qu’à voir avec l’infertilité. Dans cette perspective, par souci d’équité, il est tout à fait normal que le système de soins de santé rembourse les mères célibataires, les couples gais et les couples infertiles.

Lorsque le ministre de la Santé dit que le programme de procréation assistée ne devrait répondre qu’à un besoin médical, il semble oublier le raisonnement qui a suscité la mise en place du programme : des raisons de santé. Y a-t-il d’autres moyens de protéger la santé des individus sans que ça ne nous coute un bras? Sûrement. On peut convenir que la discussion s’est passée très rapidement lorsque Julie Snyder a défendu le projet à l’Assemblée nationale.

Un passe-droit de vedette?

Par ailleurs, bien qu’il ait eu recours à son député (pour une raison qui m’échappe), Joël Legendre n’a pas bénéficié d’un passe droit de vedette pour obtenir un remboursement de la RAMQ. Depuis sa mise en place en 2010, le programme est gratuit et universel. Les mères célibataires peuvent donc être remboursées pour leurs démarches de fertilité, que l’enfant soit destiné ou non à l’adoption par la suite. D’autres couples homosexuels pas du tout connus ont eut droit à ces remboursements avant Joël Legendre. 

J’ai lu un commentaire selon lequel il était déplorable que le programme rembourse Joël Legendre, une personne qui a les moyens de payer ces démarches. C’est mal connaître (ou vouloir remettre en question) l’universalité du système de soins de santé en vertu duquel même si vous êtes un millionnaire qui a fumé toute sa vie, on paiera les traitements pour votre cancer du poumon.

Pour éviter apparence de passe-droit, Joël Legendre aurait peut-être eu intérêt à consulter des intervenants du milieu, comme la Coalition des familles homoparentales, qui lui auraient peut-être expliqué comment faire rembourser ces démarches sans tambours ni trompettes, ce qui n’a apparemment pas été fait.

Bref, un débat devait avoir lieu et force est de constater qu’avec la grande médiatisation du cas de Joël Legendre, il est déjà entamé. Heureusement, sauf quelques exceptions recensées entre autres sur la page Facebook de TVA Nouvelles, personne ne remet en question l’homoparentalité. Mais à force de présenter la procréation assistée comme une forme d’«accommodement raisonnable», on ouvre la porte à ce que d’aucuns jugent cet accommodement déraisonnable. Déjà, je lis, ici et là, des «je ne suis pas homophobe, mais…» Espérons que le débat ne dérape pas au point que des personnes en position d’autorité se sentent autorisés à remettre en question le droit des homosexuels d’être parents.

Pour éviter tout dérapage, j’appellerais tous ceux qui s’expriment sur le sujet à se questionner sur les privilèges dont ils jouissent parfois sans s’en rendre compte à titre d’hétérosexuels fertiles. Et à défaut d’être capables de reconnaître ces privilèges, d’essayer de faire preuve de compassion pour ces personnes qui veulent tout simplement être de bons parents, et qui sont placés devant très peu de choix.

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