La semaine dernière, j’étais dans la magnifique ville de Québec. Dans le taxi qui m’amenait du petit appartement où je logeais en Basse-Ville vers le Centre des congrès où se déroulait le Salon du livre, j’ai constaté qu’à la droite du chauffeur, collé sur son tableau de bord, se trouvait un papier où on pouvait lire une succession d’équations mathématiques écrites au crayon à mine..
Le chauffeur était un homme dans la jeune cinquantaine, aux cheveux longs et grisonnants. Le nom sur sa carte d’identité avait une consonance arabe, mais j’aurais été bien embêté de dire s’il venait du Maghreb, d’Égypte ou d’ailleurs. Après avoir essayé quelques instants de résister à la tentation (en vain), intrigué par les équations, je lui ai finalement dit:
«Vous faites des mathématiques?
– Ça? Non, ça, c’est de la physique. C’est les premières étapes de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein.»
L’homme qui me conduisait avait un léger accent français où se mélangeait cette façon de traîner sur certaines voyelles caractéristiques de l’accent de Québec; on devinait qu’il y habitait depuis plusieurs décennies.
«Vous étudiez en physique? continuai-je.
– Non. C’est juste un hobby.
– Un hobby!?
– Oui, je télécharge des livres audios dans mon téléphone et je fais chacune des étapes avec le prof. Ça passe le temps. Mais parfois les maths sont trop compliquées, il faut que je prenne mon temps.
– Mais attendez une minute, là, vous! Vous êtes en train de me dire que vous faites des cours de physique dans votre taxi pour passer le temps?
– Exactement.
– Et vous n’êtes pas physicien?
– Non, j’ai fait une année d’économie à l’université quand j’habitais en France.
Mais non, je n’ai jamais étudié en physique. De nos jours, c’est tellement accessible, toute l’information est à portée de main. Pourquoi s’en priver?»
Je me suis tu quelques instants en songeant à ce qu’il venait de dire. Dans un passé pas si lointain, tout ce savoir, ce puits de connaissances, était réservé exclusivement aux riches aristocrates (aux riches HOMMES aristocrates, inutile de le préciser), à une élite extrêmement peu nombreuse et privilégiée. Aujourd’hui, une simple connexion internet permet d’accéder à davantage de savoir que les plus grandes bibliothèques de la Renaissance.
Nous n’apprécions déjà plus la puissance et les ramifications de cette révolution du savoir dont nous sommes pourtant les contemporains. N’est-il pas incroyable de penser que tout le monde peut aujourd’hui s’éduquer gratuitement et accéder à davantage d’informations en art, en anatomie, en physique des particules, en génie, en philosophie, en histoire ou en architecture, que n’en disposaient Leonardo da Vinci, Goethe ou Voltaire?
Il est parfois utile de se rappeler que, malgré la polarisation grandissante, malgré la difficulté de dialoguer de manière calme et rationnelle et malgré la politisation de tous les enjeux, il reste un corpus de connaissances et de savoirs communs qui nous est accessible, une richesse collective de l’humanité qui est juste là, à porter de pouce.
Sortant de ma rêverie, j’ai dit au chauffeur de taxi:
«Et est-ce que vous opérez aussi au cerveau entre deux clients?
– Ben non!
– Hahaha!
– J’opère au cerveau seulement dans mes temps libres.
– …»