MONTRÉAL — «J’ai appris que Doris, c’était une ex-prostituée qui a été retrouvée morte », commence Isabelle Beaupré avant de s’interrompre un long moment alors que ses yeux s’emplissent de larmes. «’Scusez, je suis un peu émotive», finit-elle par ajouter avec un sourire gêné.
«Chez Doris, c’est un coeur sur deux pattes», reprend-elle sur un ton qui ne saurait laisser douter de sa sincérité.
Le corps de Doris a été découvert le 3 novembre 1974 dans un hangar. Elle avait été violée, torturée, battue et abandonnée sans vie, un crime crapuleux qui n’a jamais été résolu.
Peu de temps avant, à une travailleuse de rue qui cherchait à savoir ce qui aiderait les femmes dans sa situation — itinérante, démunie, seule, aux prises avec l’alcoolisme — elle avait simplement répondu: «Un endroit où aller, sans regards indiscrets ni trop de questions.»
Chez Doris, ainsi nommé en hommage à sa mémoire, voyait le jour trois ans plus tard. Refuge de jour pour femmes démunies, l’organisme peine à suffire aux besoins croissants d’une clientèle qui s’élargit.
«L’an dernier, nous avons eu 1800 clientes différentes, l’année d’avant 1400 et cette année, je pense qu’on va franchir les 2000; ça augmente sans cesse» laisse tomber Marina Boulos-Winton, directrice générale de l’organisme.
Elle a chaud alors que, manteau sur le dos, elle vient tout juste de danser avec une de ses clientes qui l’a interceptée à l’occasion du dîner de Noël annuel auquel participent près de 300 de ces femmes oubliées pour qui Chez Doris est le point d’ancrage qui leur permet de se rappeler qu’elles font toujours partie de cette société qui préfère ne pas les voir.
Isabelle Beaupré a vécu «dans la rue» durant plusieurs années. Elle n’est plus itinérante depuis trois ans, mais elle revient toujours Chez Doris: «Souvent, on n’a pas beaucoup de famille alentour, on se recroqueville chez nous. D’avoir un endroit comme Chez Doris — pour moi et je suis sûre pour beaucoup d’autres personnes — ça nous donne un sentiment d’appartenance.»
De Westmount au Nigéria
Initialement orientée vers les femmes itinérantes et vulnérables et notamment les femmes autochtones pour lesquelles elle offre des programmes spécifiques, la maison Chez Doris a dû s’adapter non seulement à l’augmentation de sa clientèle, mais aussi à ses nouveaux visages.
«La population est vieillissante et il y a beaucoup d’itinérance parmi les femmes plus âgées aux prises avec des problèmes de santé mentale. Environ 80% de notre clientèle souffre de problèmes de santé mentale», commence Marina Boulos-Winton avant de poursuivre une étonnante énumération.
«Il y a beaucoup de réfugiés et de demandeurs d’asile, c’est nouveau pour nous depuis un an. Nous avons commencé à voir des demandeurs d’asile qui venaient d’Haïti qui se sont fait refuser aux États-Unis. Et, depuis décembre dernier, nous avons commencé à recevoir beaucoup de Nigérianes».
Dans le cas des réfugiées et demandeuses d’asile, plusieurs viennent pour des dons de vêtements, n’ayant passé la frontière qu’avec une petite valise.
Elle note aussi la présence de femmes nouvellement divorcées en situation financière précaire et ce, peu importe le milieu d’où elles viennent.
«On voit même des femmes de Westmount de temps en temps qui sont divorcées, qui n’avaient pas beaucoup d’épargne, qui ont perdu leur appartement et qui ont dépensé tout leur argent pour entreposer leurs effets personnels».
Discrimination invisible
Bien qu’il s’agisse d’un refuge de jour, l’organisme offre des lits et des douches aux femmes qui s’y présentent. Pourquoi? «Parce qu’elles sont réveillées de nuit et dorment de jour», explique Mme Boulos-Winton.
«Les femmes itinérantes vont aller au McDonalds ou au Tim Hortons ouverts 24 heures si elles ne sont pas dans un refuge», d’où cet horaire à l’envers qui reflète une forme de discrimination systémique plutôt insidieuse.
«Les femmes ont moins de services que les hommes, poursuit-elle. Elles représentent 25 pour cent de la population itinérante, mais peut-être 10 pour cent des budgets sont alloués aux femmes.»
«Durant l’hiver, il y a un gros maximum de 110 lits pour les femmes itinérantes, mais il y a un minimum de 850 femmes qui sont itinérantes à n’importe quel moment à Montréal.»
À leur face même, ces chiffres laissent deviner plusieurs laissées pour compte, ce que confirme Mme Boulos-Winton: «Elles vont trouver une bouche de chaleur d’un édifice dans une ruelle ou encore, parce qu’elles sont très vulnérables, quelqu’un les invite chez eux et ça devient éventuellement de la prostitution.»
Retrouver ses enfants
Farida Haddouche est venue rejoindre sa fille au Canada grâce au programme de réunification des familles, mais s’est rapidement retrouvée isolée: «J’étais malheureuse à la maison, toute la journée, j’étais malade et j’étais stressée après la mort de ma mère, mais quand je viens Chez Doris, je me sens très bien», dit-elle avec un large sourire.
Si elle ne se gêne pas pour répéter à plusieurs reprises son amour pour son nouveau pays — «C’est mieux que les autres pays, mille fois!» — l’affection de cette Algérienne d’origine envers son pays d’adoption pâlit devant celle qu’elle a pour Chez Doris: «Ici, on se change les idées, on fait des connaissances, on nous donne de la nourriture, on parle, on discute. On enlève tout le stress qu’on a à la maison», affirme-t-elle en pointant les bénévoles qu’elle nomme une après l’autre en louant leur accueil et leur gentillesse.
Mais Chez Doris offre aussi une panoplie de services autres que l’accueil de jour, notamment un programme d’aide ciblant spécifiquement les femmes inuit et un programme de logement pour l’ensemble des femmes autochtones qui comprend un accompagnement pour la recherche de logements, une démarche qui se transforme aussi parfois en une forme officieuse de programme de réunification familiale.
«La moitié de ces femmes ont pu être réunies avec leurs enfants, qui avaient été placés dans des foyers d’accueil parce que leur mère n’avait pas de stabilité résidentielle», raconte Marina Boulos-Winton.
Ruinée par le jeu
Un autre volet fort important de l’intervention de l’organisme est celui de la fiducie volontaire, où les chèques d’aide sociale sont remis à l’organisme avec le consentement des bénéficiaires.
«On gère 1,2M$ de chèques d’aide sociale. C’est nous qui les déposons, on paye les loyers, toutes les factures et on s’assure que les femmes ont assez d’argent pour leur durer jusqu’à la fin du mois», explique Mme Boulos-Winton.
C’est d’ailleurs une des raisons qui ramène Isabelle Beaupré Chez Doris: «Je viens ici et on m’aide à gérer mon budget. Je n’ai jamais quitté l’organisme même si je suis sortie de la rue.»
Johanne*, elle, y a trouvé une bouée de sauvetage lorsqu’elle a atteint le fond du baril financier.
«J’ai eu des problèmes de jeu. J’ai tout perdu. Je suis allée dans un refuge pour femmes et on m’a référé Chez Doris. J’en suis très reconnaissante d’ailleurs. J’ai été itinérante non pas dans le sens que j’ai couché dans la rue, mais dans le sens où je n’avais pas de toit, pas de domicile fixe», raconte-t-elle avec candeur.
Après une thérapie, elle est confiante d’avoir réglé son problème de jeu, bien qu’elle dise, à l’instar des membres des alcooliques anonymes qu’il lui faut prendre les choses «un jour à la fois», et son souhait le plus ardent serait de trouver du travail, une tâche plus difficile qu’il n’y paraît malgré les pénuries de main-d’oeuvre.
«J’ai 60 ans. Trouver du travail ce n’est pas évident rendu à un certain âge. Ce n’est pas que je ne voudrais pas. J’adorerais. On manque de main-d’oeuvre, mais ils n’engagent pas rendu à un certain âge. On a quand même de l’expérience, on a quand même la volonté de travailler, mais…», lâche-t-elle sans terminer sa phrase, sans avoir besoin de nommer le non-dit.
D’où sa présence Chez Doris, où le contact rappelle-t-elle, est une dynamique qui doit aller dans les deux directions «Certaines femmes m’ont raconté leur vie; je suis quelqu’un qui écoute beaucoup et qui ne juge pas».
«Briser l’isolement, c’est tellement important. Il y a beaucoup de femmes qui sont seules. Il y a beaucoup de pauvreté, beaucoup de maladie mentale et les services ne sont pas là», dit-elle sans amertume, alors que celle-ci serait tout à fait justifiée.
*Johanne a préféré ne pas dévoiler son nom de famille.