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Yvonne aurait aujourd’hui 112 ans

Ma grand-mère s’appelait Yvonne Brisson. Originaire de la Beauce, elle a vécu l’essentiel de son existence dans l’est de Montréal. Mariée à l’âge de 19 ans, elle a alors perdu son nom de jeune fille et est devenue Mme Léo Ménard. Avec mon grand-père, ils ont eu 12 enfants. Mon père, Claude, était le deuxième du groupe.

Pas grande de taille, mais néanmoins robuste avec des petits doigts boudinés, elle ne reculait devant rien. Dans le grand 9 ½ de la rue Boyce, dans Tétreaultville, il y avait, en plus de sa propre tribu, toujours une ou deux tantes en résidence permanente, un chambreur ou un cousin de passage. Yvonne possédait clairement le don de multiplier les surfaces habitables.

Yvonne travaillait fort. Des lundis entièrement consacrés à la lessive, des mardis de repassage, des mercredis de ménage et le reste de la semaine à faire tout le reste. Parfois, quand elle remontait de la cave avec ses paniers de linge propre, en procédant au décompte des chaussettes, elle tombait pour son plus grand malheur sur un chiffre impair. Seulement 209… et elle devait redescendre pour retracer l’orpheline.

Elle adorait aller au cinéma. Pourtant, pendant plus d’une vingtaine d’années, elle n’y a pas mis les pieds une seule fois. Pas de temps pour ça. Seule une migraine passagère pouvait la sortir de son ordinaire. Sinon, elle aimait bien en découdre avec un curé de passage qui essayait de lui prodiguer des leçons sur ses devoirs de mère et de bonne épouse. Le pauvre… Yvonne parlait fort et bien. Aux prêtres en mission futile comme à ses enfants et à ses dizaines de petits-enfants. Tous avaient droit à son propos limpide et à son niveau de langage toujours impeccable.

Quand son mari est décédé et ses enfants ont été élevés, elle s’est empressée de vendre la maison devenue (enfin) trop grande pour se louer un minuscule appartement. Avec son argent – ce fut son premier et seul salaire pour s’être occupée de tout son monde –, elle allait enfin réaliser ce rêve qui lui avait échappé pendant toutes ces années : voyager. Go pour l’Espagne, le Japon, l’Égypte… Avez-vous déjà reçu des photos de votre grand-mère à dos de chameau? Moi, oui.

Malheureusement, lors de l’une de ses excursions, ma grand-mère a fait une chute dans un escalier de ciment. Hospitalisée à l’étranger, elle a été bien frustrée par son incapacité à communiquer avec le personnel sur place. À son retour en ville, en allant suivre ce cours d’espagnol qui allait lui permettre de se faire comprendre lors d’une prochaine aventure, Yvonne a été terrassée par un AVC dans un autobus un soir de mars 1972. Elle est décédée peu de temps après, à l’âge de 69 ans.

Quand elle est partie, j’avais à peine 10 ans. J’en aurais pris bien davantage. Heureusement, les leçons sont restées. Merci à cette femme de devoir généreuse, coriace, brillante, organisée, aimante, respectueuse, curieuse et intarissable.

Si la nature était parfaite, Yvonne serait toujours des nôtres et âgée d’à peine 112 ans. Pour se rassurer, on dira qu’elle est éternelle.

Ça nous consolera, mais tout juste.

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